"Le handicap psychique déstabilise le monde du travail" débat avec Claire Le Roy-Hatala, sociologue des organisations et spécialiste du handicap
Chat modéré par Audrey Garric
19.11.10
Quelles sont les obligations des entreprises françaises en matière d'emploi de personnes handicapées ?
Claire Le Roy-Hatala : La loi, pour être rapide, dit que les entreprises de plus de 20 salariés doivent employer 6 % de travailleurs handicapés, dans le privé et dans le public.
Mais, pour répondre à cette loi, le législateur a prévu différentes modalités : soit le versement d'une contribution à l'Association de gestion des fonds pour l'insertion professionnelle des personnes handicapées (Agefiph), soit l'emploi direct de 6 % de personnes handicapées, soit la signature d'un accord avec les partenaires sociaux, soit la signature d'une convention avec l'Agefiph pour le privé ou le Fonds pour l'insertion des personnes handicapées dans la fonction publique (Fiphfp) pour le public. Et l'autre obligation est la négociation annuelle avec les partenaires sociaux.
Enfin, depuis le 1er janvier 2010, les établissements non accessibles sont pénalisés financièrement.
Quelles conditions faut-il remplir pour pouvoir être considéré comme travailleur handicapé ?
Il faut avoir un certificat médical et passer devant la CDA (Commission des droits et de l'autonomie) au sein de la MDPH (maison départementale des personnes handicapées).
Les employeurs ne prennent en compte dans leur politique du handicap que les personnes qui ont cette reconnaissance de leur handicap par la MDPH. Or, un certain nombre de personnes ne souhaitent pas faire la reconnaissance de leur handicap, ou même communiquer cette reconnaissance dans leur entreprise, par peur d'être stigmatisées ou discriminées.
Pensez-vous que la loi du 11 février 2005 qui renforce l'obligation d'employer 6 % de personnes handicapées a rempli ses objectifs ?
Si on estime que l'objectif de la loi était qu'un plus grand nombre d'entreprises se mobilisent sur l'emploi de personnes handicapées, on peut dire que la loi a partiellement atteint ses objectifs, dans la mesure où il y a de moins en moins d'établissements qui ne font rien du tout sur la question de l'emploi, et qu'il y a de plus en plus d'établissements qui ont eu au moins une action en faveur de l'emploi des personnes handicapées.
On voit qu'il y a une petite augmentation et, d'après les derniers chiffres, 58 % des entreprises ont employé directement un travailleur handicapé.
En revanche, si on estime que la loi a rempli ses objectifs en matière d'inclusion, c'est-à-dire au sens d'un monde du travail totalement inclusif et capable de prendre en compte les besoins spécifiques des personnes handicapées, le bilan est plus mesuré.
Quels sont les freins qui persistent à l'emploi des personnes handicapées ?
Il y a un frein principal : la méconnaissance du handicap. On s'imagine que la personne handicapée est forcément lourdement handicapée et nécessite un aménagement de poste important.
Autre frein : cette reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH), qui est un frein pour les personnes et pour les entreprises, qui du coup se donnent pour objectif de prendre en compte uniquement les personnes qui ont le RQTH.
Quel est le principal enjeu selon vous, obtenir l'emploi de tous ou l'égalité au sein de l'entreprise ?
Il me semble qu'aujourd'hui l'enjeu pour les entreprises est peut-être de progresser dans la compréhension qu'elles ont de la loi, et peut-être envisager que cette obligation soit un levier et non un objectif en soi. C'est un moyen que le législateur donne aux entreprises pour atteindre l'égalité.
Les entreprises françaises sont-elles de piètres élèves en matière d'emplois de personnes handicapées ? Quelles sont les dispositions à l'étranger ?
La France est finalement dans une moyenne au niveau européen, sachant que la comparaison est difficile car il y a des pays qui n'ont pas de politique de quotas. On observe en gros qu'il y a des pays qui ont des logiques plus inclusives où l'objectif est la non-discrimination, et où finalement le handicap se fond dans le droit commun et, du coup, cela banalise le handicap dans l'emploi.
On observe dans ces cas-là que cela favorise l'emploi des personnes handicapées, avec peut-être une nuance : ces politiques-là sont-elles efficaces pour les personnes qui sont lourdement handicapées ?
Et il y a des pays qui ont des politiques de quotas plus ou moins respectées et, en fait, c'est souvent associé au montant de la pénalité en cas de non-respect de la loi. Je pense notamment à l'Allemagne ou à l'Italie, qui sont plus dans une logique de discrimination positive, dont on peut se poser la question de l'efficacité à long terme.
A-t-on connaissance des perspectives d'évolution des carrières des personnes handicapées ? Peuvent-elles évoluer ou restent-elles bloquées à des postes subalternes ?
C'est une réalité du monde du travail : les personnes handicapées aujourd'hui évoluent moins rapidement que les salariés non handicapés. Elles se heurtent à un plafond de verre, comme les femmes dans le monde du travail, et à un décalage de rémunération.
Vraisemblablement dans les années à venir, c'est l'enjeu pour les entreprises quelles qu'elles soient : assurer la durabilité et la pérennité de l'emploi des personnes handicapées, notamment en leur garantissant une évolution de carrière comparable aux autres salariés.
Ne pensez-vous pas qu'en matière d'insertion professionnelle on ne cherche pas à orienter certaines personnes handicapées dans des types d'emplois que l'on qualifie plus "accessibles" ou plus "à leurs portée" ? Est-ce que l'on peut parler alors de discriminations ?
Tout à fait. C'est une tentation humaine que de se dire : à un type de handicap va correspondre un type de postes.
Parce que c'est rassurant. Et avec cette logique, on a enfermé des personnes dans des parcours professionnels qu'elles n'ont pas choisis, et on a entretenu les stéréotypes tels que : une personne aveugle fera un très bon kiné, et une personne sourde fera un très bon comptable. Cela va complètement à l'encontre de la démarche inclusive, qui vise à inverser la logique et de se dire : il faut que raisonnablement on donne les moyens aux personnes handicapées d'aller vers le choix professionnel qui leur convient.
Est-ce que les travailleurs handicapés sont vraiment moins bien payés que les valides ? Et si oui, comment cette situation s'explique-t-elle ?
Statistiquement, les personnes handicapées ont des niveaux de rémunération légèrement inférieurs aux personnes valides, en tout cas dans certaines grandes entreprises. Ce que l'on peut faire comme hypothèse, c'est que, d'une part, l'entreprise n'arrive pas à faire évoluer les personnes handicapées de la même manière — je pense notamment à l'accès à la formation.
D'autre part, vraisemblablement, les personnes handicapées ont moins de revendications ou simplement d'attentes vis-à-vis de l'entreprise au niveau salarial et de l'évolution, dans la mesure où elles estiment parfois avoir déjà de la chance d'être embauchées.
Enfin, troisième élément : globalement, les personnes handicapées sont beaucoup moins diplômées et ont un niveau de formation beaucoup moins élevé que la population non handicapée.
Seuls 4 % des personnes handicapées sont diplômées des grandes écoles. L'action des entreprises ne doit-elle pas se situer en amont, notamment via des partenariats avec l'éducation nationale ?
C'est une tendance actuelle très forte, qui concerne aujourd'hui essentiellement de grandes entreprises mais qui tend à s'élargir à d'autres : justement, travailler à des partenariats entre les grandes écoles et les entreprises, entre les universités et les entreprises, pour favoriser l'accès aux études supérieures des personnes handicapées.
Avec cependant la question de savoir si ce n'est pas plutôt le rôle des pouvoirs publics de garantir cet accès à la formation que celui des entreprises.
Que pensez-vous du Pôle emploi et de ses dispositifs en matière d'insertion professionnelle des personnes handicapées ?
Pôle emploi est dans une conjoncture particulière avec la fusion entre l'Unedic et l'ANPE, qui avaient des politiques assez différentes sur le handicap. L'enjeu pour Pôle emploi est de proposer une politique du handicap harmonieuse, fédératrice, qui soit à la fois à destination des personnes handicapées demandeuses d'emploi, des salariés en interne handicapés, et des entreprises qui cherchent à recruter des personnes handicapées.
Aujourd'hui, il y a une espèce de contradiction entre Pôle emploi et les Cap emploi, qui sont des opérateurs de Pôle emploi mais qui sont sous la tutelle de l'Agefiph.
Des dispositifs pour favoriser l'emploi des personnes handicapées existent, mais il est souvent difficile pour les intéressés (ou leurs familles) de les identifier et de trouver le plus adapté. Comment améliorer l'accompagnement sur ce plan ?
Il me semble que cela passera par des dispositifs de droit commun. Au lieu de devoir aller à Cap emploi ou vers des dispositifs spécialisés pour les personnes handicapées, il faudrait mettre à disposition des services d'accompagnement dans les institutions communes telles que Pôle emploi, l'hôpital, l'école, les mairies, là où tout citoyen a l'habitude d'aller au cours de sa vie.
Y a-t-il des différences de traitement entre les catégories de handicaps ?
Les catégories de handicap n'existent pas. C'est une vue de l'esprit. La MDPH reconnaît que vous êtes handicapé ou pas, elle ne reconnaît pas que vous êtes handicapé psychique, moteur, etc. Car le handicap, ce n'est pas la maladie de la personne, c'est la façon dont elle retentit dans sa vie.
Du coup, il n'y a pas une catégorie de sourds, une catégorie d'aveugles. Par exemple, deux personnes sourdes ne vont pas du tout avoir le même handicap selon qu'elles ont appris la langue des signes ou qu'elles sont oralisées, ou selon qu'elles lisent sur les lèvres et selon le niveau de surdité.
Il est donc assez difficile de comparer des catégories. Aujourd'hui, certains types de handicap qui déstabilisent plus le monde du travail — je pense aux handicaps liés à des troubles psychiques.
Quelle est la situation pour les handicapés mentaux légers, qui peuvent travailler mais ont du mal à accéder à l'emploi ? Leur handicap est souvent moins facilement "reconnu" et surtout moins pris en compte par l'employeur…
C'est exact. Le système français s'est construit de façon que l'emploi des personnes handicapées mentales ne se fasse qu'en milieu protégé, dans des entreprises adaptées ou ESAT (établissements et services d'aide par le travail). Donc l'enjeu pour demain va être de se poser la question de l'emploi de ces personnes en milieu ordinaire.
Une grande partie des travailleurs handicapés n'ont pas un handicap lourd, mais a-t-on une idée, statistique du moins, du nombre de postes adaptés et avec quel type d'adaptation ? Quelle est la part de télétravail ?
Je n'ai pas de chiffres très précis. On sait qu'il n'y a que 15 % des situations qui nécessitent un aménagement de postes. On voit donc bien que le handicap ne concerne pas que des situations compliquées d'emploi et qu'il faut aussi s'interroger sur les handicaps invisibles, variables et évolutifs, qui ne nécessitent pas, en tout cas visiblement, un aménagement de poste.
Certaines maladies sont perçues plus négativement et risquent de subir une discrimination particulière. Comment annoncer par exemple qu'on est séropositif à son employeur ?
C'est une vraie question. L'enjeu est-il de dire à son employeur qu'on est séropositif ou bien de dire qu'on a un problème de santé qui fait qu'éventuellement on a besoin de s'absenter pour voir son médecin, ou d'un aménagement d'horaires de travail, ou d'une réorganisation de sa mission ?
Dans le second cas, cela devient plus facile, et on est bien sur le handicap, et non sur la maladie de la personne, qui ne regarde pas l'employeur. Après, il faut bien reconnaître qu'il y a certains types de maladies ou de pathologies qui font l'objet de davantage de tabous : par exemple le sida, et tout ce qui touche aux troubles psychiques.
La loi n'est pas suffisante. C'est le regard sur le handicap qu'il faut changer. Quelle est la place du handicap dans une société focalisée sur la performance ?
Pourquoi les personnes handicapées ne seraient-elles pas performantes ? L'enjeu est juste l'accessibilité universelle, c'est-à-dire qu'on soit capable de penser une société qui prenne en compte la diversité des participations et qui soit moins rigide dans les modèles qu'elle propose.
La logique d'adaptation progresse chez les employeurs
LE MONDE ECONOMIE | 15.11.10 |
Depuis 1987, la loi impose aux entreprises de plus de vingt salariés d'employer 6 % de travailleurs handicapés, mais ce taux n'a toujours pas atteint les 3 %, selon le département statistique du ministère de l'emploi (Dares).
Malgré tout, à la faveur d'accords collectifs, des grands groupes et des petites et moyennes entreprises (PME) commencent à prendre en compte l'intégration des handicapés dans leur politique de gestion prévisionnelle des emplois.
Sur la période 2009-2012, EDF a prévu que 4 % de ses recrutements concerneront des personnes handicapées, avec un minimum de 60 par an.
A la Sodexo, leader mondial de la restauration collective, ce sont 200 salariés, 70 apprentis et 150 stagiaires qui doivent intégrer l'entreprise d'ici à 2011, tandis que 93 personnes seront maintenues dans l'emploi. Des efforts équivalents doivent être réalisés chez Casino, Décathlon, Generali et les Caisses d'épargne.
"Avant de procéder à des recrutements, les entreprises communiquent d'abord en interne, prévient Sylvain Gachet, directeur des grands comptes à l'Association de gestion des fonds pour l'insertion professionnelle des personnes handicapées. Il faut sensibiliser les salariés, les managers et la direction générale au handicap pour lever les craintes et les tabous."
"Dans leur recrutement, ensuite, les entreprises doivent changer leur regard, s'intéresser davantage à l'expérience et au parcours qu'aux diplômes", poursuit Sylvain Gachet. Quelque 80 % des travailleurs handicapés n'ont pas le bac, et les entreprises peinent à trouver des candidats dotés du niveau de qualification souhaité. C'est pourquoi elles sont nombreuses à mettre en place des parcours de formation diplômante.
Schneider Electric a ainsi lancé le projet Salto, en 2009, pour développer l'insertion professionnelle dans l'industrie par la voie de l'alternance. La société de services informatiques Steria, elle, propose des contrats d'apprentissage pour former des développeurs handicapés au langage Java.
Le groupe de défense Thales travaille avec des centres de réinsertion professionnelle. "Après avoir formé les éducateurs de ces établissements à nos technologies, nous proposons à des handicapés des contrats en alternance de trois ans débouchant sur un diplôme d'ingénieur, dans les domaines de l'informatique, de l'électronique ou du logiciel, et une embauche dans nos équipes", explique Gérard Lefranc, directeur de la mission insertion de l'entreprise.
RÉORGANISER LES TACHES
Trouver le profil adéquat requiert aussi, de la part des entreprises, une recherche active en collaboration avec les organismes, associations et cabinets de recrutement spécialisés. Pour rencontrer des travailleurs handicapés, la Foncière des régions, une PME du secteur immobilier, participe ainsi aux Jobdating et Handicafés - rencontres professionnelles - mis en place par l'Association pour l'insertion sociale et professionnelle des personnes handicapées.
L'entreprise doit aussi accueillir, le 19 novembre, six chômeurs handicapés dans le cadre de l'opération "Un jour, un métier en action". "Ils découvrent nos services tandis que nous pouvons identifier les profils qui pourraient nous intéresser", explique Jean-Yves Thomas, directeur des ressources humaines du groupe.
Une fois le recrutement effectué, l'accueil du travailleur handicapé passe souvent par une adaptation du poste. "En réalité, seulement 15 % des embauches nécessitent un aménagement physique du poste. Le plus souvent, il s'agit de réorganiser les tâches", précise Sylvain Gachet. Chez ERDF, filiale d'EDF gestionnaire du réseau d'électricité, des logiciels permettent de grossir les textes ou de les transformer en braille. Des portes ont été élargies pour les fauteuils roulants.
Thales a remporté cette année le prix Ocirp (acteurs économiques et handicap), catégorie "acteurs privés cotés", pour ses actions en faveur des personnes autistes et souffrant de troubles cognitifs. "Nous avons fourni aux dyslexiques et dysgraphiques des systèmes de prise de notes à reconnaissance vocale ainsi que des logiciels de lecture des textes à l'écran. Des conventions de couleur permettent aussi aux dyspraxiques de se repérer sur les systèmes électroniques", explique Gérard Lefranc.
Au-delà du recrutement, l'une des actions essentielles des entreprises en faveur du handicap réside toutefois dans le maintien dans l'emploi. En effet, 85 % des personnes handicapées le deviennent au cours de leur vie, en moyenne à 45 ans.
Il s'agit donc de s'assurer qu'elles puissent conserver un poste, grâce à des bilans de compétences, des formations ou des reclassements. "Les horaires peuvent devenir plus flexibles pour permettre aux salariés d'aller à des rendez-vous médicaux ou de faire des pauses plus fréquentes. Un budget est aussi alloué à des aides personnelles, comme l'aménagement du logement ou du véhicule. Enfin, on envisage des changements de postes", détaille Gyslaine Prost, responsable de la mission handicap d'ERDF.
Ces aménagements, Ludovic Michel, 32 ans, en a bénéficié. En 2006, un accident vasculaire cérébral paralyse la moitié de son corps, l'empêche de marcher et de parler. Impossible, alors, de poursuivre son activité de conseiller clientèle chez GDF. Après deux ans de rééducation, il se voit embauché à ERDF, au Puy-en-Velay (Haute-Loire), sur un poste administratif, où il doit renseigner les entreprises de travaux publics et les communes sur la présence de réseaux électriques. "L'équipe a été formidable, raconte-t-il. Mes collègues m'ont tenu la souris de l'ordinateur le temps que je devienne plus autonome. J'ai aussi un téléphone avec kit mains libres et le photocopieur a été installé juste à côté de mon bureau."
Ces actions en faveur de l'environnement de travail des personnes handicapées permettent bien sûr aux entreprises de respecter la loi et d'améliorer leur image en termes de responsabilité sociale. "Mais ces initiatives contribuent aussi à améliorer les conditions des autres salariés et peuvent changer le climat au sein de la société", estime Sylvain Gachet.