Lisa Mandel ausculte l’hôpital psychiatrique
Lisa Mandel a grandi en entendant des récits à la fois drôles, fascinants et effrayants. Ceux de sa mère, de son beau-père et de leurs amis, infirmiers en hôpital psychiatrique. Aujourd’hui, l’auteure de Nini Patalo couche ces histoires sur le papier, dans le premier tome de la trilogie HP. En plongeant dans cet « asile d’aliénés » (le sous-titre de cet épisode), le lecteur découvre les pratiques effrayantes des années 60. Et « un système rétrograde et carcéral, complètement agonisant » – comme le pointe l’un des personnages – brillamment dépeint via un trait piquant et élastique. À la veille de son départ pour l’Argentine, Lisa Mandel, 32 ans, raconte la genèse et la lente maturation de son nouveau livre.
Pourquoi vous êtes-vous plongée entre les murs des hôpitaux psychiatriques ?
Enfant, j’ai beaucoup entendu de récits hauts en couleur. Ma mère et mon beau-père étaient infirmiers en hôpital psychiatrique à Marseille, ils partaient chaque soir pour travailler la nuit. Quand j’allais me coucher, forcément, je pensais à ce qu’ils faisaient… Ma mère étant bonne conteuse, j’ai entendu beaucoup d’anecdotes sur ce qui se passait dans les dortoirs et les couloirs de l’institution. Je porte donc ce projet en moi depuis toute petite. J’ai été très marquée par leur métier, porteur de nombreux fantasmes.
Y a-t-il eu un élément déclencheur qui vous a décidée à vous lancer ?
Oui. J’avais commencé à évoquer le projet dès 2002, car j’étais lassée de la BD jeunesse et avais envie d’un projet plus « adulte » et sérieux. Mais tout s’est emballé en 2004, quand ma mère et mon beau-père ont pris leur retraite. Le soir de leur pot de départ, deux infirmières de Pau, travaillant elles aussi en hôpital psychiatrique, ont été décapitées par un ancien patient. Ce fait divers glauque m’a poussée à donner la parole aux soignants, à travers la bande dessinée.
Comment avez-vous procédé pour recueillir leurs histoires ?
Je les ai filmés tous les cinq ensemble, plusieurs fois. Chacun pouvait ainsi rebondir sur les propos des autres. Puis j’ai retranscrit leurs témoignages, en essayant de vérifier que ce qui m’était dit concordait avec la réalité. J’ai mis du temps à me jeter à l’eau en dessinant mais, dès que je l’ai eu entamé, j’ai mis trois mois seulement à réaliser le premier album.
Dans HP, vous mettez votre humour habituel en sourdine et faites la part belle au témoignage.
J’ai tenté de m’effacer totalement derrière les récits des infirmiers. J’ai utilisé un procédé théâtral, l’aparté, pour qu’ils puissent raconter leurs impressions et sentiments, et apporter ainsi des précisions sur les scènes vécues.
Vous êtes-vous documentée sur la psychiatrie ?
Non, pas du tout. Je ne voulais pas prendre parti par rapport à ce que mes « témoins » me racontaient. Et puis, leurs récits sont déjà des pépites, ce n’était pas la peine d’en rajouter.
Leur avez-vous soumis votre ouvrage avant impression ?
Oui, et j’ai d’ailleurs dû supprimer ou corriger certaines choses. Il m’a fallu ainsi adoucir le discours qu’ils tiennent contre les syndicats. Ils se sont partiellement rétractés, par peur de représailles.
Comment avez-vous trouvé le ton juste pour traiter ce sujet ?
Au début, j’imaginais quelque chose de léger, enrobé d’humour noir, avec des anecdotes décalées. Mais, en creusant un peu, je me suis retrouvée aux prises avec un univers très sombre. Le processus de création de HP a été très perturbant: j’ai eu le sentiment de traiter d’une humanité qui touche le fond, et cela m’a affectée, imprégnée, déprimée. Je n’étais pas vraiment consciente de la réalité du lieu avant de m’y plonger: j’ai découvert les services vétustes, les douches à l’eau froide, le dénuement le plus total… Ce qui est tout aussi choquant, c’est que la parole ne sort pas des couloirs de l’hôpital psychiatrique. Les soignants s’expriment peu, et les malades ne sont pas écoutés.
Vous représentez cette humanité sans fioriture, en dessinant des personnages effrayants physiquement…
À l’époque, l’échographie et l’avortement thérapeutique n’existaient pas. Naissaient donc des « monstres », qui étaient placés en hôpital psychiatrique, comme les autistes ou les trisomiques. La distinction entre handicapés et fous n’était pas faite. Ce mélange de patients formait une véritable cour des miracles…
Pourquoi utiliser l’orange comme couleur unique dans votre album ?
Il paraît que c’est celle de la folie. Plus prosaïquement, user d’une seule couleur permettait d’attirer le regard du lecteur sur une scène en particulier. Et puis cela m’a permis d’identifier plus facilement les personnages principaux – ma mère par exemple, qui a les cheveux roux.
Pourquoi publier HP à L’Association ?
Il y a plusieurs années, j’avais parlé de ce projet à Lewis Trondheim, avant son départ de L’Association. Lui-même en avait discuté avec le patron, Jean-Christophe Menu, qui m’avait proposé de signer un contrat avant même que le livre soit commencé. J’étais très contente, car j’adore le documentaire dessiné, et je me suis particulièrement enthousiasmée pour Persepolis de Marjane Satrapi, La Guerre d’Alan d’Emmanuel Guibert ou L’Ascension du Haut-Mal de David B., tous publiés par L’Association.
À quand la suite ?
Le deuxième épisode devrait paraître en octobre 2010, je vais m’y atteler dès février prochain. Il sera plus riche que le premier, et s’attachera à décrire l’état d’esprit post-soixante-huitard, qui influence les méthodes de traitement. Le troisième parlera des hôpitaux psychiatriques actuels. Je ne sais pas encore ce que je ferai des années 80-90, qui ont vu le déclin de l’institution.
Avez-vous d’autres projets ?
Je pars en Argentine pour quatre mois: un mois de vacances, puis trois de travail. Je vais avancer sur différents scénarios. Ceux de la série animée qui devrait être tirée de Nini Patalo, d’une aventure classique dessinée par Marion Mousse, et d’une histoire pour Hélène Georges (chez KSTR) – le voyage initiatique et un peu métaphysique d’une jeune fille. Et puis je compte reprendre mon blog autour du 15 novembre. Je l’avais mis en sommeil faute de parvenir à me renouveler. Mais l’envie de faire des notes régulières, d’avoir ce lien avec les lecteurs est revenue. De plus, un blog aide à prendre du recul par rapport à la vie. Ça dédramatise tout !
Propos recueillis par Laurence Le Saux