Idées - Tribune libre - Histoire -
Article paru le 28 janvier 2010
tribunes & idées
En politique, on est puni par où on a péché
PAR JEAN-PIERRE DRAPIER, PSYCHANALYSTE.
Une identité nationale qui n’existe pas ?
L’identité qui n’existe pas. Quand ce titre s’est imposé à moi (construit sur le modèle du fameux syntagme lacanien « la femme qui n’existe pas »), je ne croyais pas si bien dire : le terme même d’identité est absent du Vocabulaire de la psychanalyse, de Laplanche et Pontalis, du Vocabulaire de psychologie, de Piéron, du Lexique de psychanalyse, de Vanier, aussi bien que de l’imposant Index référentiel des séminaires de Jacques Lacan (1952-1980), de Krutzen. Pour les psychanalystes, le concept même d’identité est inexistant. Alors, celui d’identité nationale a fortiori. Pour Lacan, qui a défini trois registres régissant notre monde (le Symbolique, le Réel et l’Imaginaire), l’existence ne pourrait surgir que par une opération du Symbolique sur le Réel, ce qui implique ces deux registres dans la possibilité même, non pas d’une île, mais de l’existence. Faute d’une ex-sistence (écriture pour souligner le travail de surgissement), nous devons nous contenter de l’Imaginaire pour fonder l’identité. C’est l’Imaginaire qui lui donne sa consistance et, avec elle, sa malléabilité, sa variabilité au gré des idéaux, des modes et des idéologies, au gré des images promues pour servir de base à l’identification la plus basique, l’identification imaginaire, qui, elle, est un concept analytique : je suis l’autre, je suis semblable à l’autre (et donc, nous sommes différents d’autres autres), car je m’identifie à son image.
On voit bien l’inconsistance théorique de ce processus, dépendant de l’image et de ses mensonges/artifices/artefacts et en quoi l’identification ne peut fonder une identité réelle mais simplement masquer nos failles. Pour le moi, l’identité est une solution faite pour leurrer le sujet, lui masquer sa division, son incomplétude, par la soumission au désir imaginaire d’un autre bon, semblable, et l’instauration d’un autre étranger, mauvais. L’Imaginaire est fondamentalement voué au leurre et, en tant que tel, à manier avec précaution car pouvant déclencher le pire : diviser les Allemands entre l’aryen et le juif, les Yougoslaves entre le Serbe et le Croate, les Rwandais entre le Hutu et le Tutsi… La suite est connue : « La guerre éclate / On s’y tient chaud / On s’honore l’un l’autre / Contre l’autre / À ses frais » (Guerre, Words y Plato, Sapho). Comme le montrent ces exemples, ce pire marche au mieux avec les plus proches, les plus apparemment semblables, même langue, même culture, même histoire : l’imaginaire vient nier les traits symboliques et réels qui rapprochent deux communautés et ne peut alors assurer sa suprématie que dans l’effacement réel (génocide) et/ou symbolique (ethnocide) de l’autre. D’ailleurs, on voit les effets immédiats de l’ouverture de cette boîte de Pandore : remontée du Front national, qui se repositionne par et dans ce débat, mise au pilori des personnes (issues) de l’immigration avec l’amalgame islamiste/musulman/arabe, décomplexion du racisme latent (Hortefeux et ses « Auvergnats »). C’est donc une initiative politique irresponsable mais de plus inutile et désespérée : certes, tout comme la « grand-peur » de la grippe A (H1N1) créée de toutes pièces, cela permet d’escamoter les vraies questions (qui ont noms : chômage, privatisation, crise du système capitaliste, etc.), mais cela reste vain pour ce qui est des dividendes politiques : le débat sur « l’identité » nationale a été lancé après les élections européennes, présentées comme une grande victoire (imaginaire) par Nicolas Sarkozy, alors que le réel des chiffres est sans appel (un quart des voix pour l’UMP, trois quarts pour les opposants). Il n’est pas difficile de comprendre que les élections régionales, parce qu’à deux tours, s’annonçaient catastrophiques et qu’une diversion appelant à la mobilisation des « mêmes » (ou m’aiment ?) étaient nécessaires. Ce que n’avait pas vu le grand stratège, c’est qu’en servant la soupe de l’extrême droite, il servait la soupe à l’extrême droite et donc s’affaiblissait dans le même temps où il affaiblissait la solidarité et la démocratie. Comme quoi, même en politique, il y a une moralité : on est toujours puni par où on a péché ! Ou plus sérieusement : le réel se venge toujours.