Par Florence Rosier Publié le 27 juillet 2021
L’analyse du génome de 110 variétés de « Cannabis sativa » révèle comment, au fil de la sélection par l’homme, deux variétés ont divergé : le chanvre, pour la production de fibres et de graines, et la marijuana, pour produire des cannabinoïdes dont l’intérêt médical est exploré.
Chanvre ? Marijuana ? Cannabis ? Ces noms renvoient à une même espèce végétale, Cannabis sativa. Au fil de sa domestication, cette plante s’est scindée en deux principaux groupes. Il y a, d’abord, les variétés destinées à la production de fibres (textiles et cordes) et de graines : c’est le groupe du chanvre. Il y a, ensuite, les variétés qui produisent de fortes concentrations de composés chimiques, les « cannabinoïdes », aux fameuses propriétés psychoactives (d’usage illégal dans la plupart des pays) : c’est le groupe de la marijuana. Quant au terme cannabis, dans le langage commun, il désigne la plante ou la drogue qui en dérive. Aucun de ces noms, cependant, ne correspond à une classification scientifique.
« L’histoire évolutive du cannabis a très peu été étudiée », relève Luca Fumagalli, de la Faculté de biologie et de médecine de Lausanne (Suisse). Cette lacune est aujourd’hui comblée. La saga de Cannabis sativa, retracée par une équipe internationale coordonnée par ce chercheur, nous est contée dans la revue Science Advances du 16 juillet. Où l’on (re)découvre que cette plante fascinante est, en réalité, une des plus anciennes espèces végétales domestiquées – et pas seulement, loin de là, pour ses effets planants.
Les auteurs ont analysé les génomes de 110 variétés de chanvre ou de marijuana : plantes collectées dans la nature en Asie, variétés locales, cultivars historiques, hybrides modernes. « Nous avons mis plusieurs années à récolter ces échantillons avec une couverture géographique mondiale », confie Luca Fumagalli. Les interdits pesant sur la marijuana, il est vrai, n’ont pas facilité les choses.
Dès le début du Néolithique
Les chercheurs ont déchiffré les génomes complets de 82 variétés, et analysé les données génomiques déjà publiées pour 28 autres variétés. Puis ils les ont comparés par bio-informatique. Ils ont aussi modélisé différents scénarios évolutifs. Verdict : cette plante a été cultivée dès le début du Néolithique, il y a 12 000 ans. Cette domestication a eu lieu en Asie de l’est, non en Asie centrale comme les chercheurs le croyaient. Cannabis sativa, alors, a vraisemblablement été cultivée comme source polyvalente de fibres, de graines et d’insecticides et pour ses propriétés récréatives.
Autre surprise : aucune des plantes collectées dans la nature, même en Himalaya, n’était à proprement parler sauvage. Toutes sont des plantes « férales », c’est-à-dire anciennement domestiquées puis retournées à la nature. « Il n’existe probablement plus de cannabis sauvage », résume Luca Fumagalli. L’étude révèle aussi que cette espèce a divergé non pas en deux, mais en trois lignées. La première regroupe de nombreuses variétés férales en Chine. Quant aux deux autres, elles rassemblent les variétés qui ont donné respectivement le chanvre et la marijuana, et qui se sont séparées l’une de l’autre il y a environ 4 000 ans. L’homme, alors, a commencé à fortement sélectionner la plante pour ses capacités à produire soit des fibres, soit des cannabinoïdes. Il y a eu très peu d’échanges génétiques entre ces deux lignées.
Les auteurs ont aussi identifié les régions du génome sur lesquelles la sélection humaine s’est exercée. Ils ont trouvé plusieurs dizaines de gènes d’intérêt, dont la fonction différait entre le chanvre et la marijuana. Parmi eux, des gènes qui gouvernent la ramification de la plante. Le chanvre et la marijuana se distinguent souvent, en effet, par leur morphologie. La marijuana est touffue et très ramifiée. Le chanvre, lui, forme généralement une tige bien plus haute – jusqu’à 5 mètres de hauteur – mais peu ramifiée. Cette distinction de forme, cependant, ne saute pas toujours aux yeux.
Surtout, les chercheurs ont mis en évidence une activité différentielle des gènes impliqués dans la production des cannabinoïdes. On connaît une centaine de molécules de cannabinoïdes différentes (toutes sont des phénols). « Elles servent à la plante de défenses chimiques contre les insectes, les bactéries, les champignons… », explique Luca Fumagalli.
CBD et THC en proportions diverses
Les deux cannabinoïdes les plus abondants sont le tétrahydrocannabinol (THC) et le cannabidiol (CBD). Avec, là encore, un distinguo entre les deux groupes. Le chanvre, généralement, produit plus de CBD que de THC. La marijuana, pour sa part, contient des quantités très élevées de cannabinoïdes et surtout de THC, un puissant psychoactif. « Très souvent, le gène qui produit le CBD a été perdu chez la marijuana, et celui qui produit le THC perdu chez le chanvre », résume le chercheur. Non sans logique évolutive : les enzymes produites par ces gènes entrent en compétition pour transformer la même molécule soit en CBD, soit en THC. Pour autant, ce distinguo n’est pas systématique. Chez certaines variétés de chanvre, par exemple, les deux gènes sont présents et produisent du THC et du CBD. D’autres variétés de chanvre, elles, ne produisent que du THC ! « La division chanvre / marijuana est un peu arbitraire », relève Luca Fumagalli.
L’histoire de la culture de Cannabis sativa est riche en rebondissements. Partout dans le monde, le chanvre a eu une très grande importance économique. Mais en Occident, sa culture a périclité au début du XXe siècle avec l’invention des fibres synthétiques. Pour la marijuana, c’est l’inverse : son utilisation récréative est longtemps restée locale et traditionnelle avant d’exploser au XXe siècle.
Depuis dix ou quinze ans, on assiste à un spectaculaire retour en grâce du chanvre. « C’est une culture écologique, très peu gourmande en eau et en engrais, à laquelle on a découvert de nouveaux débouchés industriels bon marché, comme l’isolation des bâtiments, la fabrication de structures automobiles… », explique le chercheur suisse. On redécouvre également les vertus culinaires et nutritionnelles de ses graines – que les Perses surnommaient « graines des rois » –, de son huile ou de sa farine.
Quant à l’intérêt médical des cannabinoïdes, il est évalué, en France, grâce à une expérimentation chez 3 000 patients qui a commencé en mars et durera deux ans. L’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) a retenu cinq indications thérapeutiques : douleurs neuropathiques réfractaires aux thérapies, épilepsies sévères et pharmacorésistantes, soins de support en oncologie, spasticité douloureuse liée à la sclérose en plaques ou d’autres maladies du système nerveux central, soins palliatifs.
Les travaux publiés dans Science Advances pourraient donc aider à sélectionner des variétés produisant les cannabinoïdes d’intérêts médicaux ou récréatifs, avec des profils chimiques spécifiques.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire