Par Laure Stephan Publié le 30 juillet 2021
REPORTAGE Avec l’apocalypse que connaît le Liban, les suicides sont devenus plus visibles, mais le tabou des troubles mentaux persiste.
Accompagnée de son cousin Ahmad, Ranim arrose les iris autour de la tombe de son père, dans le cimetière d’Ersal, une bourgade libanaise à la frontière avec la Syrie. Chaque semaine, la fillette de 7 ans vient s’y recueillir. Son père, Ali Fliti, s’est pendu en décembre 2019, à l’arrière de la maison familiale. « Ranim est forte. Elle fait face. Mais elle pense sans cesse à lui. Chaque matin et chaque soir, elle s’adresse à lui », confie Tahani, sa mère. L’enfant ne perd pas une miette de la conversation, mais garde le silence.
Travailleur dans la pierre d’ornement, Ali avait 42 ans lorsqu’il s’est donné la mort. Il a été enterré selon le rite islamique, bien que le suicide soit condamné religieusement, chez les musulmans comme chez les chrétiens. « D’ordinaire, dans l’islam, on ne prie pas sur la dépouille d’une personne qui s’est suicidée. Mais Ali est un martyr de la pauvreté », explique sa veuve. Son geste, au début de l’effondrement financier de 2019, avait suscité une onde de choc à travers le pays. Ali Fliti est passé à la postérité sous le prénom de Naji, celui qu’il portait sur sa carte d’identité. Il avait été perçu comme une incarnation du désespoir des Libanais, au moment où leurs repères commençaient à s’effacer. Il symbolisait le refus de l’humiliation de la part de ce père de famille qui n’arrivait plus à subvenir aux besoins des siens.
Des mois noirs se sont écoulés au Liban depuis la disparition d’Ali Fliti : abysse financier et économique, pandémie de Covid-19, explosion au port de Beyrouth… Le naufrage de la société se poursuit, sans qu’aucun plan de sortie de crise soit mis en œuvre par la classe politique – dont une partie fut longtemps soutenue par les Occidentaux et les pays du Golfe – et dans un contexte d’intenses négociations géopolitiques dans la région. La monnaie locale continue de plonger, ce qui se couple à une hyperinflation, et les pénuries de biens essentiels s’aggravent.
Guerre, dettes et instabilité
La maison de la famille Fliti est accrochée, au bout d’une rue en pente, sur les flancs de la montagne qui surplombe Ersal, une localité de plus de 90 000 habitants (dont une majorité de réfugiés syriens) connue pour ses carrières de pierre, ses cerises, ses abricots et son trafic frontalier. La salle de séjour est dépouillée ; le portrait du défunt a été barré d’un ruban noir. La veuve d’Ali se souvient de quelques jours d’insouciance, comme leur rencontre puis leur mariage en 2006, mais ils ont peu duré. Peu de temps après, Tahani apprend qu’elle a un cancer. S’ensuivent des années de traitements et de dépenses médicales coûteuses.
La naissance de Ranim, en 2012, a été un intermède heureux. Mais l’accouchement était risqué pour Tahani et le couperet tombe : elle ne pourra plus avoir d’enfants. La famille d’Ali conseille alors au jeune papa de prendre une seconde épouse. De cette union naît le petit Mohamed. « C’est dans nos coutumes, mais cela signifia en réalité deux fois plus de responsabilités pour Ali », reconnaît aujourd’hui l’un de ses oncles, à l’époque favorable à cette union. A ses côtés, Tahani ne dit mot mais on devine sa souffrance.
Les problèmes financiers de la famille ont empiré à partir de 2014. La région d’Ersal est alors isolée, encerclée de barrages de l’armée libanaise, à la suite de violents affrontements et du fait de la présence de combattants radicaux syriens dans la ville. Le vacarme de la guerre en Syrie est tout proche. L’accès aux vergers et aux carrières est affecté. L’activité d’Ali diminue. La concubine vit dans une autre maison, mais elle vient passer l’hiver, glacial dans cette région, avec Ali et Tahani, « pour partager le poêle à mazout ».
A l’automne 2019, une partie du Liban se révolte contre la classe politique, dont les dirigeants sont pour la plupart accrochés au pouvoir depuis les années de guerre (1975-1990). Pour beaucoup de Libanais, l’Intifada est un moment d’espoir, d’union. Pour Ali, elle se traduit par plus d’instabilité : quarante-cinq jours sans travail, dans un pays en ébullition. Les dettes s’alourdissent. « Ali n’y arrivait plus, se souvient sa veuve. Il était en colère, parlait peu. J’avais peur. Il essayait de me rassurer : “Ne t’inquiète pas, on ne mourra pas de faim.” » Un matin de décembre, Ali n’est pas à la maison. Son père le retrouve pendu, à l’extérieur.
Un suicide tous les deux jours et demi
Dans ce pays meurtri, le suicide demeure un tabou social. Mais, de crise en crise, il est devenu plus visible. « Le poids de l’interdit religieux est immense dans ce non-dit, dans notre société multiconfessionnelle, où le statut personnel est régi par les communautés », explique une thérapeute, à Beyrouth, qui souhaite conserver l’anonymat. Quand les cas sont rendus publics, c’est le plus souvent la police qui les annonce, de façon sommaire : elle indique la nationalité du mort, ses initiales.
Parfois, les scènes sont d’une extrême violence. Ainsi, un jour de l’été 2020, un homme de 61 ans, Ali Al-Haq, s’est tiré une balle dans la tête en pleine rue, dans un quartier commerçant de Beyrouth. Quelques heures plus tard, une petite foule d’anonymes, sous le choc, lui rendait hommage. En avril 2020, Bassem Hallaq, un réfugié syrien, père et grand-père, succombait à ses blessures après s’être immolé par le feu dans la rue, dans la vallée de la Bekaa, en plein confinement.
Depuis 2019, les médias locaux se sont emparés de ces décès longtemps passés sous silence. Les cas médiatisés concernent des hommes et sont souvent qualifiés de « suicides économiques », symptômes d’un pays en déliquescence. Une étiquette à propos de laquelle Sami Richa, président de la Société libanaise de psychiatrie, reste prudent : « Il n’y a jamais une seule cause qui détermine un suicide. »
Selon des projections fondées sur des chiffres compilés par la police entre 2008 et 2018, une personne s’ôterait la vie tous les deux jours et demi au Liban. « En réalité, il n’existe pas de données fiables, notamment faute d’autopsie psychologique, juge le médecin. En outre, des suicides sont tus, car la famille craint que le prêtre ou le cheikh refuse de célébrer le rite pour les défunts. On ne peut donc pas dire quelle est l’évolution du nombre de suicides au Liban. Parler d’une hausse, c’est extrapoler. »
Chef du service de psychiatrie à l’hôpital Hôtel-Dieu de France à Beyrouth, il constate en revanche une « hausse des dépressions, touchant tous les milieux. Mais, évidemment, toute dépression ne conduit pas à un suicide ». Ces derniers mois, son département, créé en 2010, a ouvert des listes d’attente pour les hospitalisations. Depuis l’explosion au port de Beyrouth, en août 2020, les fonds internationaux ont afflué pour répondre aux besoins en santé mentale. Les capacités de la ligne nationale d’écoute et de prévention du suicide, opérée par l’ONG Embrace, ont été renforcées.
Retrouvé pendu à 20 ans
Dans la capitale, plusieurs psychologues confient eux aussi être débordés par les demandes de consultation dans leurs cabinets privés. Parmi les facteurs de dépression, le docteur Sami Richa note « la succession de situations de stress intenses en un temps réduit ». Mais aussi la vie sociale qui s’est réduite avec la pandémie. Dans les nombreux conflits et crises que le Liban a traversés par le passé, les habitants avaient au moins la possibilité de se retrouver, en famille, entre amis.
Sur la côte, au sud de Beyrouth, à Saïda, Riad Al-Qaïm s’est endetté pour offrir des funérailles à son fils Karim, 20 ans, retrouvé pendu dans une ruelle d’un quartier proche de la mer, en mars 2021. « Y a-t-il plus douloureux que de perdre celui que l’on a élevé ? », lance ce Palestinien à la stature de colosse. Ses yeux s’embuent quand on prononce le prénom de son fils. A la douleur de la perte s’ajoute pour Riad la brutalité de l’incompréhension. « Karim n’était pas quelqu’un qui ouvrait son cœur. » Il a tenu à ce que sa femme ne soit pas présente lors de la rencontre ; elle souffre trop.
Depuis l’hiver dernier, il travaille dans une station-service, ces lieux où désormais se forment des queues longues de plusieurs heures en raison des pénuries de carburant. Ce jour-là, les pompes à essence sont à l’arrêt, à cause d’une panne d’électricité. Dans un coin, Riad installe des chaises en plastique. La crise sanitaire et économique l’a poussé vers ce nouvel emploi. Auparavant, il fut longtemps manageur de restaurant. Il égrène le nom de plusieurs enseignes chics de Beyrouth. Son travail actuel lui rapporte un salaire de misère, mais il ne peut s’en passer – sous son toit vivent encore ses deux benjamines de 9 et 12 ans.
Riad retrace le fil de la vie de Karim, son fils cadet. Il lui avait rêvé une trajectoire meilleure que la sienne. « Je voulais qu’il étudie, il était intelligent. Mais il n’aimait pas l’école. » Le fils suit les pas de son père et de son frère aîné, Ahmad, dans la restauration, à Beyrouth notamment. Lorsque les bars et les restaurants ferment, avec les confinements, ils se retrouvent tous trois à la maison, dans le « camp » d’Aïn El-Héloué. La plus grande enclave de réfugiés palestiniens du Liban regroupe quelque 50 000 Palestiniens chassés de leurs terres à la création de l’Etat d’Israël, en 1948, et leurs descendants. Dans cet espace densément peuplé, ceint de barrages de l’armée libanaise, les logements sont vétustes, les allées étroites.
Karim est alors amoureux d’une Libanaise, qu’il veut épouser. Riad ne l’a jamais rencontrée. Les parents encouragent leur fils à attendre que sa situation soit plus stable pour se marier. Sa mère vend tout de même un bijou afin qu’il puisse se fiancer. Karim aspirait aussi à émigrer ; un projet quasi impossible pour un jeune Palestinien du Liban, à moins de payer un passeur. Riad fait défiler sur son téléphone les photos de Karim à différents âges, écolier ou jeune homme… « Quand on le regarde, on ne peut pas croire qu’il aurait fait “ça”. Il avait une vie sociale, il était amical. Il se sentait responsable : il participait chaque mois avec son salaire aux frais de la maison. » Mais il l’a vu se renfermer sur lui-même. « Dans la dernière période, il n’était pas heureux. »
« Demain devient incertain »
« On en a vécu des crises au Liban. Mais celle-là… » Des mots qui résonnent particulièrement dans la bouche de cet homme qui, enfant, a vécu le traumatisme de la fuite. Au début de la guerre du Liban, Riad et sa famille avaient dû abandonner leur quartier de Beyrouth, à la suite de l’un des massacres commis par des miliciens chrétiens contre des Palestiniens notamment. Il poursuit : « Avec le désespoir, les rêves des jeunes disparaissent ; demain devient incertain. »
A Hay Al-Qamlé, le quartier de Saïda où Karim est venu mourir, vivent depuis des décennies Libanais et Palestiniens dans des maisons de pierre, aujourd’hui décaties. On se connaît entre voisins. Le jeune homme venait souvent y rendre visite à ses cousins ou à sa grand-mère, Zahra Qeblawi. La femme, frêle, veuve, élève l’une de ses petites-filles, encore enfant. Elle se rappelle le temps où des vergers entouraient le petit espace, remplacés aujourd’hui par des immeubles.
Elle montre la chaise en plastique que son petit-fils plaçait dans la ruelle, devant sa porte. « Il buvait du café, passait le temps avant de se rendre au travail. » Elle n’admet pas ce qui s’est passé : « On ne peut pas dire si c’était un suicide. » A ses yeux, la vie souriait, malgré tout, à Karim. « Il avait du charme, du succès avec les filles. S’il était sous pression ? Comme les autres jeunes, avec la crise. Pas plus, pas moins. »Elle en veut aux « filles de ce temps, matérialistes, que Dieu les maudisse ». Comme pour dire, à demi-mot, que c’est le dépit amoureux qui a brisé le destin de Karim.
Loin de l’émoi suscité par le suicide d’Ali Fliti à Ersal, l’acte de Karim Al-Qaïm est passé presque inaperçu ; la nouvelle de sa mort a bruissé quelques heures dans les conversations de la ville, disent des voisins de Saïda. Comme si la compassion, cette proximité avec « l’autre », commune au Liban, s’effritait, sous le coup des difficultés. « Passé l’émotion, les angoisses personnelles reprennent le dessus : où acheter des aliments subventionnés ? », analyse un natif de Saïda.
La crise a certes fortement accru les inégalités sociales, mais elles ont toujours existé dans ce pays de plus de six millions d’habitants. Avant 2019, plus d’un tiers de la population vivait sous le seuil de pauvreté, loin des projecteurs. Ils étaient les exclus que l’on ne voulait pas voir. On préférait se laisser bercer par les promesses de prospérité qu’offrait l’après-guerre, en lieu et place d’une véritable reconstruction de l’Etat. Aujourd’hui encore, les plus nantis et ceux qui ont des salaires en devises étrangères résistent à la tempête. Mais, pour beaucoup d’autres, les repères se sont écroulés, tel un château de cartes. Les plus vulnérables sont à genoux.
« Une forme de faillite collective »
Pour Ali, comme pour Karim, le vernis du « miracle » libanais avait sauté bien avant la dégringolade du pays. Crise économique, misère des services publics ou marginalisation leur étaient déjà familières. Quand on demande, à Ersal ou à Saïda, s’ils souffraient de difficultés psychologiques, leurs proches démentent avec vigueur. Riad est bien le seul à reconnaître que son fils était insondable. D’autres familles, dont un des membres a mis fin à sa vie, ont refusé de parler, niant suicide et troubles mentaux : « Il était croyant », « On ne fait pas “ça” dans notre communauté », « Il n’est pas mort pour des problèmes d’argent »… En dépit des apparences, un couple, à Zahlé, ville de la Bekaa, est convaincu que son fils, jeune homme mort en mars, a été tué, et non pas qu’il s’est donné la mort.
« La crise, paradoxalement, libère la parole : elle permet de reconnaître le suicide, imputé au désastre économique, tout en préservant l’image sociale de la famille », une thérapeute de Beyrouth.
A Saïda, un homme tente une explication : « Si l’on parle difficilement des suicides, c’est parce qu’ils marquent une forme de faillite collective : nous vivons dans une société de liens, de solidarités… » « Notre mode de vie est fondé sur la cohésion sociale, au contraire des sociétés individualistes. Nous sommes un petit pays, où les gens se connaissent. Si quelqu’un se suicide suivront cancans ou accusations : “sa famille ne s’occupait pas de lui…”, abonde la thérapeute de Beyrouth. Le refus de parler de troubles mentaux peut provenir, lui, de l’association encore souvent faite entre ces maladies et la folie, ou de l’ignorance de ces troubles. » Des séances de sensibilisation sur la santé psychique ont lieu depuis plusieurs années dans des écoles, mais souvent à la marge. Et les troubles mentaux restent stigmatisés.
« Dans une société où prime la culture de la réussite, parler de son mal-être avec sa famille est difficile », souligne le docteur Richa, dans la capitale. Chacun est bien plus disert sur la crise qui happe le Liban et ses fragiles amortisseurs. A Saïda, il s’agit des envois en devises des Libanais de la diaspora à leurs proches, des aides de notables de la ville ou des subventions internationales pour les réfugiés, syriens ou palestiniens. Mais chacun sait que les vannes peuvent rompre. « La crise, paradoxalement, libère la parole : elle permet de reconnaître le suicide, imputé au désastre économique, tout en préservant l’image sociale de la famille », dit la thérapeute de Beyrouth.
Tahani, la veuve d’Ali Fliti, reste rongée par la culpabilité. « Avec ma santé, j’ai contraint Ali à une vie difficile. Il m’a toujours épaulée », glisse celle qui souffre de multiples maladies chroniques. Entre les nuits d’insomnie et de tristesse, elle tourne son énergie vers la petite Ranim, qui « veut être médecin pour [la] soigner ». Un bienfaiteur a pris en charge la scolarité de la fillette. Riad Al-Qaïm, le père de Karim, est lui aussi envahi de remords. Il répète, comme s’il devait se justifier : « J’ai tout fait pour mes quatre enfants. »Ses voisins d’Aïn El-Héloué l’entourent, dit-il. Mais, dans la solitude, cette question le taraude : que ressentait son fils cadet lorsqu’il a mis fin à ses jours ?
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