Bon courage ! (4|6). Il n’est pas question ici d’héroïsme, mais de cette vertu qui fait tenir au quotidien. Cette semaine, la philosophe explique comment le courage d’exister en tant qu’individu est nécessaire à la régulation de l’espace politique.
LE MONDE | | Propos recueillis par Julie Clarini
Philosophe, Cynthia Fleury est professeure au Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la chaire humanités et santé. Elle a notamment signé La Fin du courage (Fayard, 2010), puis Les Irremplaçables (Gallimard, 2015).
Dans l’idée commune, le courage se manifeste par un acte exceptionnel qui fait rupture. Est-ce toujours vrai ?
Il existe une approche historique du courage où ce dernier est effectivement exceptionnel, porteur d’un commencement. C’est le sens profond de la rupture : commencer une nouvelle histoire, celle de la liberté, celle de la justice, celle de l’amour. Non pas la rupture pour la rupture. Le courage est ainsi le moteur d’une entrée dans le monde, une façon de faire lien avec les autres. Dans La Fin du courage, j’ai essayé de montrer que cette notion recouvre un large spectre, qui va de l’acte exceptionnel de confrontation avec le « réel de la mort » à d’autres qui relèvent plus de la lutte incessante contre le découragement, de la défense d’une décence commune, etc.
Le courageux, dites-vous, a toujours peur…
L’acte du courage est une conscientisation de la peur, qui va de la considération à sa critique, et à son dépassement. Si l’individu n’a pas peur, il ne peut pas être courageux. Il sera inconscient. Le courage est indissociable d’un acte raisonnable, il relève d’un pacte avec la raison et non avec l’hubris, sinon il devient passion, orgueil, intempestivité, démesure. Dans le cas contraire, tous les passages à l’acte seraient considérés comme courageux – ce qui évidemment serait problématique.
Donc pas de courage sans peur, sans interrogation sur le sens du risque à prendre, sur le sens de l’action à mener, sur le projet qui sous-tend l’acte courageux. C’est cela qui fait du courage quelque chose de l’ordre de la décision – qu’on prend parfois de manière imperceptible parce qu’on la porte en nous depuis longtemps. Ainsi, même si les auteurs d’un acte courageux expliquent que cela s’est tout simplement imposé à eux, il y a toujours quelque chose du sujet dans l’acte.
Peut-on donc porter en soi cette prédisposition au courage ?
Il y a des cultures, des éducations, des valeurs qui prédisposent au courage, au sens où elles l’enseignent, le corrèlent à un ensemble de moyens et de compétences. Prenons le cas du gendarme Beltrame : il a décidé de prendre la place d’un otage dans l’attentat de Carcassonne [le 23 mars] en fonction, aussi, de ses « compétences » ; il a considéré que c’était son devoir de gendarme et qu’il avait les moyens de retourner la situation par une compétence de négociation.
Il y a aussi des formes plus instinctives de courage, même s’il ne faut pas le confondre avec le seul instinct de survie ou de défense. Ce n’est pas parce qu’il existe des tempéraments plus enclins au courage qu’il faut nous reposer sur ces derniers. Il est important, au contraire, de cultiver collectivement cette valeur. Comment fabriquer collectivement une exemplarité, tel était aussi le sens de mon livre.
On revient à une conviction très répandue dans l’Antiquité : les vertus peuvent s’enseigner…
Pendant très longtemps, le courage a été enseigné. Certes, c’était dans une approche viriliste qu’on ne va pas regretter et, certes, souvent en lien avec une notion connexe, l’orgueil, qu’on n’a pas envie de flatter. Mais je pense qu’on peut aborder le courage dans une approche plus ordinaire et moins genrée. C’est au fond une vertu humaine qui permet, à différentes échelles, selon là où elle est saisie, de transformer le monde. Elle est créatrice, en ce sens qu’elle travaille avec l’inconnu : on sait ce qu’on lâche mais pas ce qu’on récupère.
Le courage, c’est l’inverse de ce que nous suggère le monde très calculateur et très consommateur dans lequel nous sommes plongés, où l’on ne fait quelque chose que quand on est sûr du résultat. Le courage, c’est faire quelque chose parce qu’il faut le faire. Que cela nous mène ou pas dans une situation compliquée. Le courage est validé par le chemin, et non par le résultat.
Comble pour les capitalistes, le philosophe Vladimir Jankélévitch [1903-1985]précise que « ce qui a été fait reste à faire ». On ne peut pas cumuler, thésauriser, du courage. Pour toutes ces raisons, c’est une vertu qui échappe à ce monde, qui lui est étrangère et qui donc n’a pas été valorisée pendant un certain temps. L’autre raison de son effacement, c’est qu’elle était considérée comme l’apanage de l’Histoire, des grands hommes, de ceux qui font face au « réel de la mort ». Heureusement, l’Etat de droit ne valorise plus le sacrifice de ses citoyens ; on a assisté tout au contraire à une professionnalisation de l’armée.
Mais précisément, n’est-ce pas une valeur obsolète ?
Mon idée, au fond, était de mettre de côté le courage comme outil de leadership, de commandement, et d’aller vers deux pôles moins investis : dans un premier temps, le courage comme protecteur du sujet et de sa santé psychique, je vais y revenir ; dans un deuxième temps, le courage comme outil de régulation à l’intérieur des institutions, des organisations, des systèmes collectifs.
D’abord, le courage ne fait pas seulement l’Histoire, il fabrique aussi les individus. Pour faire sujet, se maintenir en bonne santé psychique, il faut du courage. C’est un principe d’autopréservation de soi-même. En tant que psychanalyste, quand je vois des patients qui sont menacés par l’érosion de soi (parce qu’ils ont « renoncé », par usure, par fatigue, par mauvais discernement), qui tombent en dépression ou pire, je leur dis de commencer par se ressaisir de leur courage, même si c’est de façon un peu mécanique : forcez-vous, dites non, refaites ce petit geste de mener un combat, même infime, et vous allez récupérer une confiance qui est vitale. Sinon, vous allez tomber malade.
Ce fut pour certains une découverte de s’apercevoir que le courage est protecteur du sujet alors que bien souvent, dans ces états-là, le premier réflexe est de fuir, de surtout éviter ce qui pourrait être source de nouveaux ennuis. Mais au contraire, c’est la dissociation permanente des principes et des actes qui est destructrice.
Ensuite, ce n’est pas parce que nous sommes en paix qu’il n’y a plus de batailles à mener. L’Etat de droit n’est pas irénique, c’est un lieu de rapports de force, de combats perpétuels, pour les acquis, pour de nouveaux droits, etc. Si on capitule, tout dégringole. C’est pour cette raison que je parle du courage comme d’un outil de régulation majeur de l’Etat de droit.
Dernièrement, en France, la protection juridique des lanceurs d’alerte a progressé. Faut-il faire le lien avec notre discussion sur le courage ?
Absolument. On a vu comment la question a rattrapé nos instances démocratiques : jusqu’où le lanceur d’alerte participe-t-il d’une régulation souhaitable du système ? Comment protéger celui qui prend le risque de mettre en danger sa position particulière pour défendre l’intérêt général ? C’est la même chose avec la désobéissance civile, qui est un autre outil de régulation ayant trait à la question du courage.
Donc, le courage est ce qui permet une forme de réarmement de l’individu, mais en lien avec l’espace politique ?
A partir du moment où un individu, par défaut de courage, n’est plus capable de faire sujet, non seulement il va tomber malade mais la traduction politique de son malaise sera le ressentiment, l’abstentionnisme, le retrait de la sphère publique ou, plus dangereusement, le vote extrémiste. La destruction de la singularité de l’individu mène à la destruction de l’Etat de droit.
Pour moi, c’est cette boucle qui est intéressante, ce ruban de Möbius qui lie la question du sujet à la question démocratique. Traditionnellement, la République s’est construite autour de deux notions, celle de la Vertu (approche républicaine) et celle de l’Intérêt (approche libérale). Le courage permet peut-être d’avoir l’exigence de la Vertu et l’efficace de l’Intérêt, en tenant à distance aussi leurs dérives mortifères.
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