Le grand désarroi de la recherche pharmaceutique française
LE MONDE ECONOMIE |
Ce lundi 8 octobre, la nouvelle tourne en boucle sur les radios et les chaînes d'information économique : Sanofi pèse, désormais, presque aussi lourd que Total en Bourse et pourrait lui ravir sa première place à la tête du CAC 40. Une excellente nouvelle pour le groupe pharmaceutique valorisé, depuis quelques semaines, à près de 90 milliards d'euros, grâce à un bond de 20 % depuis le début de l'année.
Une bombe aussi, alors que le laboratoire vient d'annoncer une réorganisation de ses activités de recherche en France avec plusieurs centaines de suppressions de postes à la clé. Arnaud Montebourg, le ministre du redressement productif, en a fait un point d'honneur : pas question de laisser Christopher Viehbacher, le PDG de la très rentable Sanofi, ajouter une ligne à la longue liste des plans sociaux de cette rentrée.
Outré, le patron dégaine alors ses chiffres. Certes son groupe gagne beaucoup d'argent, mais les chercheurs français y contribuent de moins en moins : depuis 2009, une seule molécule issue des laboratoires français a atteint le stade des essais cliniques et en décembre 2011, parmi les 48 produits en phase de développement clinique ou d'enregistrement, près des trois-quarts étaient issus de partenariats avec des laboratoires extérieurs, essentiellement des sociétés de biotechnologie.
Une productivité d'autant plus problématique selon lui, que le chiffre d'affaires en France ne cesse de dégringoler : un peu moins de 3 milliards d'euros en 2011, contre 4 milliards cinq ans plus tôt, sur un total supérieur à 33 milliards. Le constat est sévère, mais alors qu'à Lyon, Toulouse et Paris ses chercheurs sont dans la rue, Christopher Viehbacher se veut rassurant. Non, Sanofi ne quitte pas la France, a-t-il assuré en substance lors de la présentation de ses résultats trimestriels le 25 octobre.
Pourtant, si l'affaire Sanofi révèle une certaine défaillance du groupe dans le pilotage de sa recherche, elle pose aussi la question plus générale de la compétitivité et du futur de la recherche pharmaceutique en France. Et la réponse n'est pas très positive. L'avenir de la pharmacie appartient aux biotechnologies et la France a raté ce virage. Ses bataillons de chercheurs sont ancrés dans la recherche chimique, qui a permis de développer tous les grands médicaments de l'après-guerre, mais qui est, aujourd'hui, à bout de souffle face à des maladies toujours plus complexes.
PRIORITÉS NATIONALES
En face, aux Etats-Unis, les biotechnologies ont été érigées en priorités nationales et abondamment subventionnées, tant sur le plan de la recherche que du soutien à la création d'entreprises innovantes. Résultat, les investissements d'avenir de la recherche pharmaceutique fuient massivement de l'autre coté de l'Atlantique.
Pour s'en convaincre, il suffit de plonger dans les archives du ministère de la recherche. Depuis 2007, l'effectif de R & D des laboratoires français ne cesse de diminuer : de 23 500, il est passé à 21 500 en 2009 (dernière année pour laquelle des chiffres sont disponibles), et la courbe s'est probablement accentuée depuis. La réorganisation, en cours chez le plus gros d'entre eux, Sanofi pèse lourd dans la balance.
Si le groupe reste discret sur le nombre de chercheurs qu'il emploie réellement en France, son rapport annuel 2011 mentionne, pour 2009, une provision supérieure à 1 milliard d'euros "correspondant principalement aux mesures annoncées pour transformer la R & D",avec "en France, environ 1 000 postes concernés".
En 2010 et 2011, c'est plus de 1,3 milliard d'euros par an que le groupe a dépensé pour poursuivre ce plan baptisé - à l'américaine - "Transforming". La France a été relativement épargnée ces deux années-là, mais aujourd'hui c'est à nouveau mille postes qui vont disparaître.
Les dépenses de recherche des laboratoires dévissent elles aussi : en France, même en tenant compte de ce qu'ils sous-traitent, elles sont passées de 5,1 milliards d'euros en 2007 à 4,7 milliards en 2009.
Pour Philippe Lanone, analyste chez Natixis, cette baisse est d'abord un gage donné au marché : "Entre 2003 et 2007, la valorisation des laboratoires s'est effondrée. Les investisseurs ont commencé à douter de leur capacité à générer de la croissance par l'innovation. Sanofi s'est alors retrouvé dans leur ligne de mire avec l'un des budgets recherche parmi les plus élevés de l'industrie, et peu de projets prometteurs à la clé."
ABSENCE DE PILOTAGE
Ce n'est pas tant la compétence des chercheurs que les marchés remettent alors en cause, que l'absence de pilotage de leurs travaux, comme le souligne Patrick Biecheler, associé chez Roland Berger : "La recherche a été considérée comme un sanctuaire. Les chercheurs disposaient de moyens très importants sans véritable cadre ou contrainte, tel que des indicateurs de performance." Chez Sanofi, la valse des patrons et les multiples revirements dans le choix des programmes considérés comme stratégiques par le groupe n'ont pas aidé.
Pour remédier à ce manque de pilotage et à la rigidité de leurs lourdes structures internes, tous les grands laboratoires ont choisi d'externaliser une part croissante de leur recherche avec un triple objectif : réduire les coûts, se décharger d'une partie du risque et profiter des meilleures opportunités dans les biotechnologies.
Le calcul est vite vu, constate Patrick Biecheler, citant, en exemple, la stratégie du laboratoire américain Eli Lilly : "En 2002, il a créé Chorus, une société indépendante chargée de la recherche fondamentale. Le montant moyen des dépenses a été divisé par 4 et la durée des projets a été réduite de 43 mois à 25 mois", détaille-t-il. Pour être plus flexibles, et reconquérir les investisseurs, les "Big Pharmas" ont multiplié ce type d'initiatives, piochant dans le monde entier les briques dont ils ont besoin.
Problème pour la France : l'écrasante majorité des sociétés de biotechnologies se trouve aux Etats-Unis. "Nos start-up forment un tout petit club, même à l'échelle européenne", constate Claude Allary, président de Bionest Partners, chiffres à l'appui.
Selon le LEEM, le lobby des laboratoires, la France compte moins de 400 sociétés de biotechnologie contre plus de 450 en Allemagne et plus de 800 en Grande-Bretagne. Pis, leur effectif moyen est inférieur à celui de leurs concurrentes étrangères. Pareil pour leur capitalisation.
En cause, selon André Choulika, le président de l'association France Biotech et fondateur de Cellectis, l'une des réussites du secteur : le trop faible nombre de chercheurs qui se lancent à l'aventure, malgré la qualité de leurs travaux. "L'entreprise et le risque continuent à faire peur, regrette-t-il. Ce n'est pas l'argent qui manque, mais les bons projets."
MORT DE PLUSIEURS CENTAINES DE PATIENTS
L'affaire du Mediator, cet antidiabétique du laboratoire Servier soupçonné d'avoir entraîné la mort de plusieurs centaines de patients, n'a rien arrangé. Comme le résume en plaisantant un expert du secteur, "travailler pour un laboratoire pharmaceutique est aussi glamour que de travailler pour l'industrie du tabac ou de l'armement".
Enfin, l'instabilité juridique et fiscale inciterait ceux qui tentent leur chance en franchissant les frontières pour s'installer dans des pays réputés plus accueillants, comme la Suisse. Philippe Archinard, président de Lyonbiopôle et patron de Transgene, l'une des principales entreprises de biotechnologie françaises, ne le cache pas : "L'instabilité du cadre français est totalement incompatible avec les cycles longs du secteur pharmaceutique."
Trop rares et trop petites, les sociétés françaises ne captent qu'une petite partie des fonds, de plus en plus importants que les "Big Pharmas" investissent dans les biotechnologies. Sanofi le met en avant : avec une mise de 25 millions d'euros, il est aux côtés de l'Etat et d'autres laboratoires pharmaceutiques, l'un des premiers acteurs privés du fonds InnoBio qui finance le développement des biotechnologies en France.
Et avec 50 millions d'euros investis entre 2010 et 2015, il est l'un des grands argentiers de l'Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé (Aviesan), dont le but est de créer des passerelles entre recherche publique et recherche privée.
Mais ces initiatives positives ne représentent qu'une goutte d'eau par rapport à l'ensemble des sommes que Sanofi injecte dans la R & D des sociétés de biotechnologies. Les seuls accords de collaboration de recherche et développement avec l'américain Regeneron représentaient une enveloppe de 678 millions d'euros à la fin 2011.
14 MILLIARDS D'EUROS POUR GENZYME
Cette année, le groupe avait dépensé plus de 14 milliards d'euros pour acquérir la "biotech" américaine Genzyme. Très présent en France, le laboratoire Suisse Roche, le pionnier de la "recherche ouverte" a, de son côté, investi "seulement" 22 millions dans des partenariats en France.
Dans ce contexte, les start-up françaises n'ont pas le droit à l'erreur, comme l'explique Jean-François Mouney, président de Genfit, une "biotech" située dans le Nord qui collabore avec Sanofi : "Nous sommes très sévères en termes d'arbitrages. Tout ce qui n'est pas valorisable en 3 ou 4 ans est abandonné", explique-t-il.
Question-clé : à quel stade vendre ? "Notre produit le plus avancé vaut aujourd'hui 150 millions d'euros pour un investissement global de 50 millions. En 2014, si les essais cliniques en cours se passent bien, il en vaudra 500 millions, auxquels s'ajouteront par la suite les royalties liées aux ventes, entre 10 % et 15 %", précise Jean-François Mouney. A chaque étape, tout peut être remis en cause.
Alors que les investissements dans les biotechnologies restent limités en France, la tentation est grande pour ces start-up de poursuivre leur développement outre-Atlantique. C'est la stratégie suivie notamment par AB Science, spécialisé dans le traitement de certains cancers, ou de Cellectis, l'un des pionniers de l'ingénierie du génome qui vient de conclure deux partenariats avec le très prestigieux National Health Institute (NIH) américain.
La création par Sanofi d'un "centre d'excellence" dans les biothérapies et biotechnologies sur le site de Vitry (Val-de-Marne) pourrait changer la donne. L'enjeu est d'autant plus important que dans ce domaine la production de médicaments peut difficilement avoir lieu loin des centres de recherche, tant l'expertise requise est importante. Il y a urgence.
La France, à la traîne de pays comme la Grande-Bretagne, l'Irlande ou la Suisse, assiste aussi à l'émergence de nouveaux concurrents comme le Brésil, la Chine ou Singapour. Corinne Le Goff, présidente de Roche en France, le rappelle : "Il y a cinquante ans, Singapour était un bidonville, aujourd'hui c'est une plate-forme de premier plan dans le domaine des biotechnologies."
Si l'Hexagone ne rattrape pas son retard, c'est un autre pan de son activité qui pourrait disparaître : les essais cliniques qui ponctuent chaque stade de développement des médicaments. C'est l'un de ses points forts grâce à la qualité de ses hôpitaux.
Mais, là aussi, les signes de décrochage sont réels : selon une étude du LEEM, en 2006, 70 % des études cliniques incluant l'Europe avaient été proposés à la France et 49 % y avaient été organisés. Entre 2008 et 2010, seules 40 % lui ont été proposés et 28 % effectivement réalisés.
Chloé Hecketsweiler
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire