Il faut repenser les funérailles
LE MONDE | Par François Michaud Nérard, directeur général des Services funéraires Ville de Paris qu'il a créés en 1998
Si l'on demande à un Français de 40 ans ce qu'il souhaite pour ses propres obsèques, il répondra la plupart du temps qu'il ne veut "pas de tralala", "qu'on le mette entre quatre planches en sapin, qu'on le brûle, et que l'on disperse ses cendres..." Pas de pompes funèbres, pas de cérémonie religieuse, pas de sépulture...
Ce qui était jusqu'à il y a peu la plus grande des indignités en Occident, réservée aux sorcières ou aux pires des mécréants, est en passe de devenir une norme sociale !
La crémation vient de connaître une expansion spectaculaire. Encore marginale en 1980, avec moins de 1 % des obsèques, elle est devenue un phénomène de masse en une génération. Elle atteint un taux de 32 % en France cette année et près de 50 % dans nombre de villes. Plus de la moitié de nos concitoyens souhaiteraient une crémation pour leurs propres funérailles, et les contrats d'obsèques prévoient majoritairement ce mode de sépulture.
Ce n'est pas un phénomène isolé en Europe : la Suisse, la Grande-Bretagne ou le Danemark dépassent les 70 %. Et les taux de crémation dans certaines villes comme Londres (90 %) ou Copenhague (95 %) font que l'inhumation y devient presque exceptionnelle.
Il reste que cette véritable révolution n'a pas vraiment été intégrée par la société française, deux millénaires de tradition de l'inhumation ont marqué l'inconscient collectif. Il est d'ailleurs significatif que l'art n'ait pas encore investi le domaine, et qu'il n'y en ait pas de représentation métaphorique. Elle présente même une certaine violence symbolique pour nombre de nos concitoyens. Quiconque s'essaie à expliquer la crémation d'un parent à un enfant ressent combien les mots lui manquent.
Bien sûr, la crémation n'est pas la seule des évolutions actuelles du domaine funéraire. L'irruption des contrats d'obsèques ainsi que la perte de croyance religieuse concourent beaucoup au manque de repères de nos contemporains.
Nous sommes donc à un moment charnière, où les rites mortuaires traditionnels peinent à remplir leur rôle. C'est moins grave si la mort advient "en son temps" : un enfant de 70 ans qui organise les obsèques de son parent de 95 ans est dans une sorte de normalité. Par ailleurs, il a déjà souvent envisagé sa propre mort, et aura pu commencer à faire son deuil de la relation sociale avec la personne âgée, qui, de plus en plus, réside en institution avec très souvent des difficultés à communiquer.
Mais, à l'inverse, que survienne une mort précoce, la mort d'un conjoint ou, ce qui est le plus terrible, la mort d'un enfant, une mort "contre l'ordre des choses", et l'amoindrissement de l'efficacité des rites funéraires est problématique.
Ce manque de repères est particulièrement frappant pour tout ce qui concerne la crémation. Majoritairement souhaitée par les personnes moins croyantes, plus jeunes, elle est souvent accompagnée d'une demande de simplicité, voire de dépouillement total et, fréquemment, d'une dispersion des cendres.
Or le schéma culturel des obsèques des Occidentaux est largement celui de l'enterrement chrétien – sur lequel d'ailleurs sont calquées les funérailles républicaines. Le défunt meurt chez lui entouré de ses proches, il est veillé. Puis la communauté se rend à l'église au cœur de la cité pour y entendre des mots qui ont du sens, prononcés par un prêtre reconnu dans sa légitimité. Enfin, il est porté en terre dans un cimetière ceint de hauts murs et déposé sous une lourde pierre tombale pour bien marquer la frontière entre le monde des morts et celui des vivants.
Aujourd'hui, ce schéma est complètement bouleversé. On meurt très souvent sans les siens dans un établissement plus ou moins médicalisé. Les veillées se limitent au strict cercle familial, et l'on en écarte les enfants. Les cortèges funéraires se réduisent à leur plus simple expression avec une "pompe" funèbre qui disparaît. Le passage par l'église se raréfie : à Paris, lorsqu'il y a crémation, 83 % des convois ne passent plus par un lieu de culte.
Souvent, le crématorium se situe dans un endroit isolé ou en fond de zone industrielle. Enfin, s'il y a dispersion des cendres, la sépulture disparaît et, avec elle, un lieu pour attester de la matérialité de la perte.
Or dans le cas de décès traumatiques, il est nécessaire de bénéficier de rites funéraires signifiants. Et sans doute plus encore s'il y a crémation, tant la réduction du corps en un "petit pot" de cendres est rapide au regard de la lenteur du processus de l'inhumation. Lorsque le crématorium est le seul lieu où pourront se dérouler des gestes symboliques, il est essentiel que cet établissement puisse les organiser.
D'autant que la majorité des cérémonies devient civile, et que seul le personnel de l'établissement est là pour les mener.
Malheureusement, le système économique français de délégation de service public transfère majoritairement cette responsabilité sociale éminente de la collectivité – accompagner les citoyens au moment de la mort d'un proche – à des entreprises privées. Il existe, de fait, une concurrence effrénée entre établissements dans certains secteurs (alors que la crémation est restée, sur le plan théorique un monopole communal !).
Dans ce cadre, la chasse aux coûts est essentielle, si bien qu'un crématorium ne compte généralement que trois ou quatre salariés, parfois un ou deux. Par la force des choses, ceux-ci doivent être parfaitement polyvalents. Ce sont donc les mêmes qui vont prendre les commandes des entreprises au téléphone, accueillir une famille pour préparer une cérémonie, effectuer une dispersion de cendres, mener l'hommage au défunt devant plusieurs dizaines de personnes, procéder à la crémation, recueillir et pulvériser les cendres et, entre-temps, passer un coup de balai et émettre une facture.
Seuls quelques établissements en France, souvent publics, ont une structure suffisamment importante pour justifier une spécialisation entre maîtres de cérémonie, conducteurs de four et personnels administratifs.
La polyvalence peut être un atout pour éviter la saturation de personnels dont les tâches quotidiennes sont difficiles sur le plan émotionnel. Mais c'est indubitablement un handicap pour chacune de ces compétences.
Le maître de cérémonie est au centre de l'accueil des familles. Son rôle est très noble : il doit savoir être à l'écoute sans s'immiscer, faire preuve de beaucoup de psychologie, disposer de connaissances musicales, pouvoir choisir un texte pour son symbolisme et son adéquation avec le vécu des endeuillés, savoir parler en public, être plein d'empathie.
C'est une gageure de pouvoir recruter des individualités capables de tout cela, en consentant à réaliser des tâches matérielles difficiles et en acceptant des salaires compatibles avec la pression économique qui pèse sur les établissements en délégation de service public.
Et la réglementation, qui n'impose en France que quarante heures de formation (une semaine !) pour habiliter un maître de cérémonie, ne concourt pas à valoriser la profession.
Lorsqu'un couple se marie, il a droit à la parole d'un édile, ceint de son écharpe tricolore, qui s'exprime au nom de la collectivité, dans la maison commune. Certaines mairies organisent même des baptêmes civils. Pourquoi les familles en deuil non pratiquantes n'auraient-elles droit qu'à des cérémonies indigentes dans des bâtiments sans âme situés dans une lointaine banlieue ?
D'évidence, ce ne peut être seulement le rôle des entreprises commerciales de suppléer les religions ou la République pour donner du sens au moment de la mort d'un proche.
Surtout si on les met dans des situations économiques de concurrence interdisant d'assurer une rémunération et une formation correcte des maîtres de cérémonie. Il est donc nécessaire de revoir les conditions d'organisation des crématoriums pour prendre en compte la donne nouvelle créée par l'émergence de la crémation comme phénomène de masse.
La priorité est de limiter la concurrence entre crématoriums, qui aboutit à niveler la qualité vers le bas. Il faut un schéma directeur régional qui n'autorise la création d'un nouveau crématorium que lorsque celle-ci ne déstabilise pas l'équilibre économique des établissements existants. Faute de quoi, on va se retrouver avec des situations de plus en plus nombreuses comme celle caricaturale de Roanne et Mably, où deux crématoriums végètent à quelques centaines de mètres l'un de l'autre au détriment des besoins de la population.
Le nouvel acte de décentralisation promis par le président de la République pourrait être l'opportunité d'introduire l'élaboration de ce schéma dans les compétences de la région. Tout nouvel établissement devrait être compatible avec ce schéma directeur, et montrer, au travers d'une étude d'impact économique, sa viabilité et l'absence d'effet délétère sur l'équilibre de ceux en place.
Il faut ensuite aller plus loin dans le statut et la formation des maîtres de cérémonie. Chacun devrait avoir le droit de bénéficier d'une cérémonie d'obsèques signifiante, ne serait-ce qu'au nom de la laïcité qui, pour le coup, ne doit pas permettre une distorsion au détriment des non-croyants. Une réflexion doit être menée avec tous les acteurs : collectivités, représentants des religions et courants de pensée, associations et professionnels du funéraire. Elle doit déboucher sur des propositions concrètes et des financements pour que chacun puisse dire adieu à un proche, accompagné dignement par quelqu'un de compétent et de légitime.
Alors que nous sommes en train de perdre la grammaire des funérailles, on ne peut accepter que le funéraire, notamment la crémation, soit juste un business.
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