À la rencontre des malades livrés à la rue
Par Marc Mennessier
02/11/2010
Entre 30 et 40% des sans-abri souffrent de schizophrénie ou de graves troubles psychiques. À Marseille, une équipe de santé mentale leur propose d'abord un «chez-soi».
Malgré la pénombre, on distingue une petite table en bois blanc, des chaises métalliques, un peu de vaisselle, quelques plastiques éparpillés à même le sol: les vestiges de la misère. Celle de Manuel S., 70 ans, atteint d'un Parkinson et… d'une schizophrénie. Pendant des années, cet ancien maçon d'origine portugaise a trouvé refuge dans ce local commercial désaffecté du I er arrondissement de Marseille. Seul. Livré à la jungle de la rue dont il se protégeait en fermant le store métallique avec un solide cadenas dont il a d'ailleurs gardé la clef. Car, aujourd'hui, Monsieur S. n'habite plus là. Moyennant un loyer (très) modéré, il occupe un petit studio au Marabout, un immeuble thérapeutique ouvert en février 2007, sous l'impulsion de l'équipe mobile psychiatrie-précarité (EMPP) coordonnée par le Dr Vincent Girard. Pour permettre aux personnes malades en grande précarité, comme Manuel S., d'avoir leur «chez-soi» et d'être soignées.
«Sur les 5.000 à 10.000 personnes sans abri recensées à Marseille, 30 à 40% souffrent de troubles psychiatriques sévères. Un pourcentage que l'on retrouve dans la plupart des autres grandes villes des pays riches», révèle ce jeune psychiatre qui a fait de la rue son cabinet de consultation, en se dirigeant d'un pas rapide vers l'entrée d'un parking souterrain, où l'un de ses patients a, si l'on peut dire, élu domicile. Personne. «Je repasserai demain.» À deux pas de là, au milieu de ses sacs, François N. est occupé à ranger avec un soin méticuleux les cartons sur lesquels il vient de passer la nuit. Ce Français d'origine ivoirienne, qui s'exprime d'une voix à peine audible, est à la rue depuis des années. Bien que son apparence n'en laisse rien présager, «Monsieur N. a une schizophrénie, confie le Dr Girard. En ce moment, il est en proie à des délires mais il refuse de se faire soigner. S'il persiste, nous pourrions être amenés à effectuer une hospitalisation sans son consentement.» L'an dernier, l'EMPP a dû procéder à 29 hospitalisations sous contrainte. Vincent Girard assume: «Certains nous reprochent de faire du contrôle social, mais c'est nécessaire! Les gens crèvent d'en manquer.»
Environ 60% des 130 malades «sans chez-soi» qu'il suit régulièrement souffrent de schizophrénie. Les autres sont atteints de troubles bipolaires (maniaco-dépression) ou de dépression sévère. La plupart consomment de l'alcool et d'autres drogues. Et comme si cela ne suffisait pas, «tous, ou presque, souffrent de pathologies somatiques très lourdes», souligne le Dr David Escojido, généraliste, chargé, au sein de l'EMPP de soigner les corps -souvent en piteux état- de ces survivants de la rue.
Depuis cinq ans qu'il sillonne quotidiennement les quartiers pauvres du centre de Marseille, le Dr Girard a acquis une conviction. «Ces malades difficiles à atteindre, les “hard to reach” comme les appellent les Anglo-saxons, ont d'abord besoin d'accéder à un logement pérenne. La politique de santé suivie jusqu'ici en France, qui consiste à les hospitaliser systématiquement en psychiatrie à 600 euros par jour, ou en réanimation, quand leur état physique est désespéré, est le symptôme d'un triple échec médical, social et économique. Car ces personnes sont capables, malgré leurs maladies sévères, de se rétablir, d'accéder à une autonomie et à une citoyenneté pleine et entière sous réserve qu'elles trouvent non pas un abri temporaire mais un “chez-soi” intégré dans la cité.»
D'autant qu'être malade et à la rue ne signifie pas forcément qu'on est sans le sou. «Tous ont droit à l'allocation adulte handicapé ou au RSA et à une couverture médicale, certains ont même une retraite mais la plupart du temps, ils l'ignorent», explique Vanessa Vialars, infirmière au sein de l'équipe. D'où l'idée de créer début 2007, avec le soutien de Médecins du monde et de l'Assistance publique-Hôpitaux de Marseille, un habitat alternatif à l'hospitalisation, au 46 de la rue Curiol, dans le Ier arrondissement, destiné à offrir, dans une logique de réduction des risques et des dommages, un chez-soi communautaire. L'an passé, 33 personnes ont été reçues au Marabout. À six mois, 70% étaient sorties de la rue: la moitié avait rejoint un logement personnel, 40% habitaient au Marabout et 10% dans un centre d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS). Preuve que tous les sans-abri ne retournent pas fatalement dans la rue, comme le veut un préjugé tenace. «En plus, on n'est pas cher!» lance le Dr Girard.
Le Housing First a fait ses preuves aux États-Unis Fin 2008, après le drame de Grenoble, lorsqu'un étudiant avait été poignardé en pleine rue par un schizophrène, Roselyne Bachelot s'était rendue dans la capitale phocéenne. Séduite par le projet, la ministre de la Santé a accordé à l'EMPP un financement annuel de 650.000 euros pour lui permettre de s'étoffer (l'effectif est passé depuis de 4,5 à 14 équivalent-temps plein) et commandé au Dr Girard un rapport, remis en janvier 2010, sur la santé des personnes sans chez soi. Mme Bachelot, suivant une recommandation forte du rapport, a décidé de lancer une expérimentation nationale «Chez soi d'abord», qui va débuter en 2011 à Lille, Marseille et Toulouse et, en 2012, à Paris. À terme, chaque ville sera dotée de 100 logements intégrés dans le tissu urbain avec un suivi médico-social. «Un projet de recherche conséquent devrait permettre d'évaluer non seulement le rapport coût/efficacité, mais également le possible essaimage de ces expériences» , explique le Dr Girard. Une chose est sûre: ce modèle ( Housing First ) a déjà fait ses preuves aux États-Unis où il est développé dans 200 villes. L'hospitalisation mais aussi l'incarcération des sans-abri y sont en forte baisse. Et, selon des chiffres officiels, le nombre des personnes sans-abri chroniques a chuté de 30% entre 2005 et 2007.
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