http://abonnes.lemonde.fr/opinions/article_interactif/2009/09/04/prisons-comment-effacer-la-honte_1236172_3232.html
Le projet de loi pénitentiaire en débat au Parlement et le nombre croissant de suicides de détenus soulignent, à nouveau, la situation indigne des établissements pénitentiaires français et l'obligation d'y remédier. A cette occasion, cinq experts témoignent et font des propositions pour améliorer le sort des détenus.
"Humiliation pour la République", selon la commission d'enquête du Sénat de 2000, "honte pour la République", selon Nicolas Sarkozy, la situation de nos prisons fait l'objet d'un diagnostic aussi calamiteux que consensuel. Et ce ne sont pas les accusations récentes de violences dans les maisons d'arrêt de Fleury-Mérogis ou de Valenciennes ni la désespérante multiplication des suicides qui pourront modérer notre jugement.
Et pourtant la vérité oblige à rappeler combien la prison a changé en quelques décennies : parc pénitentiaire largement renouvelé ; loi de 1994 confiant au service public hospitalier la prise en charge de la santé des détenus ; ouverture vers l'extérieur avec les visiteurs de prison, les délégués du médiateur et les parlementaires ; qualité d'une formation des personnels intégrant la culture des droits de l'homme ; loi de 2007 créant un contrôleur général des lieux de privation de liberté...
Ces progrès substantiels sont remis en cause par l'augmentation du nombre des détenus et la part croissante au sein de la population pénale de personnes souffrant de lourds troubles mentaux. C'est de notre capacité à résoudre ces deux problèmes que dépendent leur avenir, et au-delà la qualité de notre démocratie si l'on pense, comme Albert Camus, qu'"une société se juge à l'état de ses prisons".
De 2001 à 2009, le nombre de détenus est passé de 49 000 à 64 000, et l'administration pénitentiaire pronostiquait il n'y a pas si longtemps 80 000 détenus en 2017. Cette éventualité n'est pas acceptable. Elle signifierait une surpopulation accrue alors que le taux d'occupation des maisons d'arrêt dépasse en moyenne 140 % avec des pointes à 200 et parfois 300 %. Derrière la sécheresse de ces chiffres se cachent promiscuité, violence et manque d'hygiène. Une cellule de 12 m2 partagée par trois détenus avec un cabinet d'aisances non ventilé et dépourvu de cloisonnement, telle est encore la réalité dans de nombreuses maisons d'arrêt en attente de rénovation.
Avec l'accroissement des capacités des établissements lié au programme Perben, nous disposerons d'ici à 2012 d'environ 64 000 places, c'est-à-dire d'un ratio de 100 places pour 100 000 habitants. Il s'agit d'une moyenne européenne satisfaisante. Certains pays, comme l'Angleterre ou l'Espagne, connaissent des taux de détention supérieurs ; d'autres, comme les pays scandinaves, des taux bien inférieurs.
Tout doit être mis en oeuvre pour que l'augmentation des capacités d'accueil ne s'accompagne pas de l'accroissement du nombre des détenus, sinon nous serons contraints à de nouveaux programmes de construction et à consacrer l'essentiel des moyens financiers au recrutement des personnels indispensables à leur fonctionnement. Le projet de loi pénitentiaire, tel qu'il a été voté par le Sénat, s'oriente vers un autre choix, celui du développement des aménagements de peine et des alternatives à l'incarcération, faisant de la peine d'emprisonnement ferme en matière correctionnelle un ultime recours. Si la réussite de cette politique impose le recrutement de nombreux conseillers d'insertion et de probation, elle permettra à la fois de limiter la création d'emplois de personnels de surveillance et de les affecter au renforcement des équipes.
Ainsi les surveillants pourront se consacrer à la fois à la sécurité et à la réinsertion, ce qui transformera la qualité de leurs relations avec les détenus. Encore faudra-t-il expliquer que l'aménagement de peine, loin d'être une faveur accordée aux condamnés au mépris des risques encourus par la société, leur impose au contraire des contraintes prolongées et limite les cas de récidive.
Tous ceux qui visitent les prisons sont frappés par le nombre croissant de personnes atteintes de troubles mentaux qu'ils y rencontrent. Pour bon nombre d'entre elles, la prison n'a aucun sens, et elles errent en milieu carcéral, compliquent la vie de leurs codétenus et du personnel pénitentiaire sans être soignées de manière satisfaisante. Ce paradoxe s'explique par deux faits. D'une part, le législateur a permis, dans l'hypothèse où le trouble mental a seulement altéré - et non aboli - le discernement, que l'auteur des faits reste punissable. D'autre part, les évolutions de la psychiatrie ont entraîné une réduction drastique du nombre des lits et de la durée des séjours hospitaliers.
Dans ces conditions, les jurys d'assises, estimant que seule la prison peut désormais protéger la société des personnes dangereuses atteintes de troubles mentaux, ne prononcent que très peu d'acquittements pour irresponsabilité pénale. En outre l'altération du discernement, qui devrait à tout le moins constituer une circonstance atténuante, entraîne au contraire un allongement de la peine. Lorsque l'on connaît le taux élevé de suicides en hôpital psychiatrique, on imagine la fragilité de cette population en milieu carcéral. Une initiative commune à la justice et à la santé s'impose sur ce point, dans les meilleurs délais.
La loi pénitentiaire aborde bien d'autres aspects : obligation d'activité avec pour corollaire une aide en nature ou en numéraire, respect des relations familiales, limitation des fouilles, ouverture des commissions de discipline à des personnes extérieures à l'administration, évaluation pour tous les entrants en prison, réaffirmation du principe de l'encellulement individuel...
Elle donne au Parlement la maîtrise du droit de la prison qui relève pour l'essentiel de circulaires. Mais aucune avancée décisive, aucune rupture avec le passé ne défiera le temps si ne sont pas d'abord traitées la surpopulation carcérale et la maladie mentale. Enfin, si l'on veut réconcilier les Français avec les prisons de la République, encore faut-il qu'ils sachent ce qui se passe derrière les murs. L'administration pénitentiaire doit renoncer à sa culture du secret pour jouer la transparence. La presse doit pouvoir entrer dans les prisons pour informer.
La prison n'est ni de droite ni de gauche. Les sénateurs l'ont bien compris en améliorant de manière consensuelle le projet de loi pénitentiaire afin de construire un texte fondateur dans l'intérêt des victimes comme des détenus et de la société.
Jean-René Lecerf est sénateur (UMP) du Nord, rapporteur du projet de loi pénitentiaire.
Les parlementaires vont débattre de la loi pénitentiaire et auront certainement en mémoire leurs travaux de 2000 qualifiant la prison d'humiliation pour la République.
Qu'en est-il aujourd'hui ? Le constat est amer. Quelque 48 000 détenus en 2001, 63 000 aujourd'hui (pour 53 000 places), 80 000 à l'horizon 2017. La prison demeure l'alpha et l'oméga de la réponse pénale aux infractions.
Certes, la création du contrôle général des lieux de privation de liberté et la mise en oeuvre des règles pénitentiaires européennes constituent des avancées. Mais les stratégies de réinsertion et de réhabilitation marquent le pas au profit de stratégies de neutralisation-élimination. Cinq ans après une libération, le taux de retour en prison est de 41 % tous délits et crimes confondus, mais il est inférieur à 0,5 % pour les homicides et à 1 % pour les agressions sexuelles sur mineurs.
La charge émotionnelle autour des victimes rend ce message inaudible et l'on en est venu à créer le principe de centres de rétention de sûreté où seront placés, à l'issue de leur peine de prison, des criminels considérés comme présentant une probabilité élevée de récidive sur la base notamment d'expertises psychiatriques, rendant possible l'enfermement d'une personne qui n'aurait jamais récidivé.
Si, en tant que citoyenne, je déplore cette évolution du droit, fût-elle portée par une majorité de mes concitoyens, en tant que psychiatre, j'affirme que lorsqu'un psychiatre prédit la récidive délinquante, par définition incertaine, aléatoire et multifactorielle, il fait référence non à sa science mais à son intime conviction.
Comme en 2000, les parlementaires s'indigneront du nombre de malades mentaux incarcérés. Une personne détenue sur trois avait déjà consulté pour un motif psychiatrique avant l'incarcération, et une personne détenue sur trois est considérée comme relevant de soins psychiatriques. On retrouve quatre fois plus de personnes schizophrènes en population pénale qu'en population générale, et leur vie en détention est un parcours d'obstacles qui aggrave généralement leur état.
Certes, les pouvoirs publics vont renforcer le dispositif de soins psychiatriques en milieu pénitentiaire, prenant acte d'une situation dont la communauté psychiatrique ne doit pas s'accommoder car elle a une large part de responsabilité dans le phénomène. La venue de soignants en prison a permis d'apporter des soins de qualité aux personnes en souffrance ou en demande. Mais désormais le dispositif de soin est victime de son succès. Il légitime l'incarcération de personnes souffrant de pathologies mentales graves. Et il soulage la communauté psychiatrique et la société de la charge que constituent le suivi et l'accompagnement des patients difficiles à soigner. A cette théorie inclusive a répondu une pratique d'exclusion avec un surcroît de peine par réflexe de défense sociale face à la folie, porteuse d'incompréhensible et surtout de danger.
Enfin, les parlementaires s'inquiéteront du nombre de suicides, qui reste sept fois supérieur à celui observé en population générale. Le phénomène est complexe, rencontre de détresses individuelles et de circonstances douloureuses, générant une perte du sentiment d'humanité et d'espoir. A cet égard, il faudrait interroger la structuration même de l'institution pénitentiaire et judiciaire, qui ne parvient pas à faire des détenus des interlocuteurs dont la parole a du sens et auxquels on peut faire confiance ; en cela, elle ne leur permet pas de se sentir des hommes qui comptent encore et restent debout.
Peut-être le succès du film de Jacques Audiard, Un prophète, et les débats parlementaires stimuleront-ils l'intérêt du public pour l'univers carcéral, non pour se satisfaire de "croire savoir" mais pour appeler aux changements nécessaires et possibles auxquels aspirent citoyens sous main de justice et professionnels de terrain.
Catherine Paulet est psychiatre, présidente de l'Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire.
Nietzsche avait proclamé la mort de Dieu, Hegel annoncé la fin de l'histoire, Foucault diagnostiqué la mort de l'homme. Les philosophes ont toujours guetté les crépuscules. Il faut constater aujourd'hui que nous assistons au crépuscule des prisons, non parce qu'elles sont mal gérées, mais parce qu'elles ne font plus sens.
Les suicides qui se multiplient dans les prisons sont autant de symptômes de la fin d'un système pénal et carcéral. Cette accélération des suicides n'est pas seulement due au surpeuplement des lieux de détention : elle constitue une mise en question de notre société devant l'absurdité de son système punitif.
Au XXIe siècle, enfermer quelqu'un dans une prison, ce n'est pas le punir : c'est agir par paresse et par prolongement d'un système archaïque, dépassé et inadapté aux sociétés postmodernes. L'abolition de la peine de mort réalisée par la gauche paraissait logique et sociologiquement inéluctable ; elle ne fut que paralogique et paradoxale. Il faut se rendre à l'évidence : le suicide tue plus dans les prisons que la peine de mort ne l'a jamais fait.
Foucault a montré que la fin des supplices en public consacrait l'avènement de l'Etat moderne qui manifestait son pouvoir dans le secret et à l'abri des regards. La dissimulation des chiffres réels des suicides dans les prisons n'est rien d'autre que la poursuite de ce processus qui ne convient plus aux sociétés postmodernes, dont les citoyens sont hyperinformés et communiquent en réseau.
Depuis 1977 et l'exécution d'Hamida Djandoubi, il n'y a plus aucune mort donnée par l'Etat et son bourreau ; en revanche, sur la même période, ce sont au moins 3 000 morts par suicide qu'il faut recenser, morts dans lesquelles l'Etat, et donc chaque citoyen, doit prendre sa part de responsabilité. La gauche a cru blanchir son âme en abolissant la peine de mort : elle s'est en fait lavé les mains d'un problème fondamental de notre société.
L'abolition de la peine de mort constitua ainsi moins l'avènement symbolique de la gauche que l'événement signant la défaite de sa pensée. Loin de résoudre un problème moral et politique placé sous la bannière des droits de l'homme, l'abolition de la peine de mort en 1981 a sanctifié la prison et sanctuarisé la punition comme enfermement. La gauche n'a fait qu'entériner un vaste mouvement de société dans lequel la sensiblerie le dispute à l'hypocrisie.
Qu'est-ce que punir ? Il y a dans la punition deux dimensions : celle de la sanction et celle de la réparation. Il faut que le puni comprenne sa faute. La sanction - faut-il rappeler que le mot a la même racine que le sacré - doit conduire le fautif à reconnaître que ce qu'il a fait n'aurait pas dû l'être. Elle suppose un dispositif symbolique que notre justice expéditive et encombrée ne risque pas de mettre en oeuvre. Il faut ensuite que le puni répare sa faute : c'est là encore un travail que l'appareil judiciaire devrait accomplir avec le puni. Qui peut dire que le tribunal et la prison sont des lieux de prise de conscience et de prise en charge du puni vers la compréhension de sa faute et de sa punition ?
A trop vouloir que l'enfermement soit la solution universelle des crimes et délits, le remède à toutes les fautes, on en oublie ce que punir veut dire. Or, punir signifie accueillir celui qui a mal agi pour l'inciter à mieux agir. Il n'y a pas de punition sans volonté de correction, c'est-à-dire sans projet de relever celui qui est "tombé". La prison n'était autrefois qu'un sas, un moment provisoire entre la liberté fautive et la punition. Par un mouvement généralisé d'adoucissement des moeurs, la punition s'est estompée pour ne laisser que la détention. L'emprisonnement, qui n'était qu'un moyen vers la punition, est devenu une fin. Le déficit de sens est donc patent. Au fond, le puni n'a pas le sentiment de l'être : il attend inconsciemment une punition qui ne vient pas. Une grande part des suicides peut s'expliquer par ce déficit de sens.
De nombreux philosophes ont fréquenté la prison. L'emprisonnement de Socrate a fourni à Platon l'occasion de brosser dans le Phédon un portrait de son maître qui soutient que nous sommes tous assignés à résidence par les dieux. Diderot et Sade ont été embastillés pour leurs écrits. Mais c'est à Foucault, qui s'est rendu en prison comme simple visiteur et militant du Groupe d'information sur les prisons, qu'on doit une analyse de l'impasse du système carcéral qui n'a donné lieu à ce jour à aucune refonte. Les prisons sont pleines, mais vides de sens. La peine de mort n'a mis fin ni à la mort ni à la peine dans les prisons. Les ministres de la justice se succèdent sans idées ni courage.
Cinq solutions paraissent à terme inévitables :
- Libérer les punis qui ne peuvent sortir du système carcéral qu'humiliés, violés et désespérés. Utiliser pour ce faire la technologie à notre disposition ;
- Fermer les prisons insalubres et commencer à construire des lieux qui auront été repensés non par des bétonneurs, mais par des femmes et des hommes qui se soucient du sens de la punition ;
- Convertir les prisons salubres en lieux de réintégration sociale - y compris pour des gens désintégrés socialement qui n'ont commis ni crime ni délit -, et ne garder des lieux de détention que pour une minorité de prisonniers qui ne doivent pas échapper à la punition que leur réserve la société ;
- Réformer le code pénal à partir d'une réflexion collective sur la punition qui redéfinisse fautes, crimes, délits, ainsi que les sanctions auxquelles les contrevenants s'exposent. Cette réflexion doit intégrer les avis de ceux qui sont en prison et de ceux qui y ont séjourné. Elle doit faire l'objet d'une réflexion sociétale, d'un débat parlementaire et d'un référendum ;
- Enseigner des règles de vie, et non seulement des textes de loi, dans tous les secteurs de notre société et non seulement à l'école. On ne peut pas enseigner le fair-play dans le sport et, dans le même temps, l'obsession de gagner par tous les moyens.
On ne peut pas motiver les employés d'une entreprise dont les dirigeants ne croient pas aux produits qu'elle fabrique, privilégiant l'augmentation de marges bénéficiaires et gardant les yeux rivés sur le cours de ses actions. On ne peut pas demander aux fonctionnaires de servir l'intérêt général quand les plus hauts dignitaires et hiérarques de l'administration et de l'Etat ont d'abord le sens de leur carrière et de l'intérêt particulier.
Alors que le monde vit une nouvelle Renaissance dont le Web est la fenêtre la plus largement ouverte, les sociétés occidentales continuent d'instituer les lieux d'enfermement comme des passages obligés pour certains âges de la vie ou certains comportements. Sortons de cette vision close de la société, et commençons d'abord par sortir les prisonniers de leur prison en réfléchissant à ce que la société attend d'eux, en dehors de leur date de libération. Les suicides dans les prisons sont un symptôme d'une société malade et repliée sur elle-même qui ne sait plus punir et donc pas guérir. En commençant par une réforme de son système judiciaire, la société française pourrait retrouver une dynamique qu'elle ne soupçonne pas. La vérité de notre société se cache dans ses oubliettes.
Emmanuel Jaffelin est professeur de philosophie au lycée Lakanal à Sceaux (Hauts-de-Seine).
La visite se déroulait dans un drôle de climat. La prison Saint-Paul, à Lyon, se préparait à fermer. La plupart des cellules avaient déjà été vidées de leurs occupants. Ce devait être la sixième expertise de ce genre que j'effectuais en tant qu'avocat, pour contester les conditions de détention de mes clients. Un rituel qui devenait familier.
Tout d'abord, une réunion préparatoire avec l'administration, l'expert, l'avocat du ministère de la justice et celui du détenu. On retrace l'historique des cellules occupées, les bâtiments concernés, les communs utilisés, etc. L'administration avait préparé les listings des cellules et recensé le nombre d'occupants. On récapitule : "cellule J1er signifie bâtiment J, 1er étage - cellule H2e, bâtiment H, 2e étage..."
Direction le bâtiment J, 1er étage. Un chef de détention nous accompagnera durant toute l'opération, soit près de cinq heures. Une contrainte pour l'administration, mais aussi pour les détenus qui occupent les cellules expertisées et qui doivent alors les quitter sans qu'on leur en donne la raison.
Le travail de l'expert commence. Photo de la porte numérotée. On ouvre la porte, une odeur franchement nauséabonde nous prend à la gorge. L'huissier note, stoïque : "aération défaillante". Trois lits superposés, une armoire bricolée. Un W-C masqué derrière une serviette tendue sur un fil. La plaque de cuisson est restée allumée. "Un oubli ?", "Non, c'est pour chauffer" me répond le chef. L'huissier mesure les diagonales, la hauteur du plafond. Résultat : 7,80 m² pour trois détenus, voire quatre. On a peine à imaginer un espace aussi réduit occupé par quatre détenus. Concrètement, le quatrième doit poser son matelas par terre ; c'est en général le lot du dernier arrivant. Il n'est alors plus possible de se lever pour marcher dans la cellule. Or, en maison d'arrêt, on y est enfermé presque en permanence, à l'exception des promenades...
"Vous pouvez prendre le jus"
Le délabrement électrique est flagrant : les interrupteurs ont disparu et il faut connecter les fils nus directement pour obtenir de la lumière. Un voyant rouge au-dessus de la porte, côté couloir, semblable à ceux que l'on pourrait trouver dans un studio de radio attire mon attention. C'est un voyant d'alerte. Il est censé pouvoir être déclenché depuis l'intérieur de la cellule pour alerter les surveillants de couloir en cas de problème.
Ce voyant attire mon attention, car dans une autre prison que j'avais visitée, rien de tel n'avait été prévu et les détenus devaient frapper contre la paroi de leur cellule, jusqu'à ce que la cellule voisine fasse de même, et ainsi de suite, pour alerter un surveillant...
Mon client avait agonisé toute la nuit avant de mourir. Une défaillance que le tribunal administratif que j'avais saisi vient de juger comme une faute à la charge de l'Etat. Aussi, je demande à l'huissier de vérifier le fonctionnement de ce voyant d'alerte. Mais le chef me répond aussitôt : "Je n'essaierais pas à votre place, il ne marche pas, aucun ne fonctionne, et en plus vous pouvez prendre le jus !"
C'est alors qu'un détenu a tambouriné à sa porte et a crié : "surveillant ! surveillant !" Un bruissement : le détenu a glissé une feuille de papier au-dessus de la porte, au milieu, puis l'agitait frénétiquement, dans un raffut : "surveillant !" Le surveillant arrive : "plus tard, arrête, je repasserai !", "Surveillant !", hurlait le prisonnier.
Je comprends alors que la bande de papier est un substitut dérisoire au voyant lumineux. Le chef me le confirme : "C'est comme ça qu'ils nous appellent." Je regarde de nouveau, plus attentivement, et j'aperçois juste au-dessus du papier, une trace de combustion, de brûlé. Je questionne. "Quand les surveillants en ont marre, ils brûlent le papier avec leurs briquets", me répond le chef, lassé. Un regard circulaire : je vois que toutes les portes sont ainsi marquées, légèrement brûlées au dessus... C'était à la prison de Lyon, en avril. A la fin de l'été, on dénombrait quatre-vingt-quinze suicides de prisonniers depuis le début de cette année.
Sylvain Cormier est avocat spécialiste en droit pénal. Depuis le 3 mai, les détenus de cette maison d'arrêt ont été transferés dans un nouvel établissement à Corbas (Rhône).
Au moment où va être à nouveau débattu devant le Parlement un projet de loi pénitentiaire, les discussions sur la prison sont légitimes et bienvenues. Sans prendre parti ni revêtir un rôle que le législateur n'a pas confié au contrôleur général des lieux de privation de liberté, on voudrait rappeler, à la lumière notamment d'une cinquantaine de visites approfondies d'établissements pénitentiaires, de centaines de lettres reçues et d'entretiens approfondis et confidentiels tant avec des détenus qu'avec des membres des personnels ou des tiers intervenants (soignants, visiteurs, aumôniers...), quels sont les enjeux à prendre en considération pour conduire une réflexion productive sur cette question très difficile.
La prison est une sanction pénale punissant les auteurs de délits graves ou de crimes. Peu remettent en cause son rôle sur ce plan. Il convient pourtant de se demander si, dans certains cas, la privation de la liberté d'aller et de venir est la sanction la plus appropriée à la rupture des règles sociales. Ainsi, la Suisse a supprimé de son arsenal répressif, il y a peu, toutes les peines de prison inférieures à un an. Une réflexion est inévitable sur ce point.
On doit analyser lucidement le "besoin de sécurité" et la capacité pénitentiaire. Ce "besoin", impossible à définir, se manifeste par trois phénomènes : le souhait de l'opinion de voir mis quelqu'un en prison, les peines de prison prononcées et celles accomplies. La solution ne peut être seulement de construire à l'infini de nouveaux établissements (bien entendu, trop de prisons vétustes sont à refaire, mais le "modèle" de prison reste à définir). Chacun sent bien que, numerus clausus ou non, il y a une limite et, par conséquent, d'autres incitations pour mettre fin à la violence sociale grave que sont le crime ou le délit.
Si l'opinion est prompte à réclamer des châtiments "exemplaires" - que signifie l'exemplarité d'une sanction pénale ? -, elle est aussi prête à soutenir que l'auteur de la faute soit traité "comme" il a traité sa victime, autrement dit qu'il doit payer cher l'écart commis, à l'échelle de la souffrance engendrée. Il faut dire sur ce point que, d'une part, plus un prisonnier est mal traité, plus mal il se comportera à sa sortie de prison, donc que la demande sociale ainsi formulée est contraire d'évidence à la sécurité que l'on revendique par ailleurs. D'autre part, c'est l'honneur des démocraties de ne point agir sur le bourreau comme lui-même a agi sur ses malheureuses victimes. Autrement dit, la sanction pénale prononcée n'est pas celle de la victime ; elle est celle de la société. La place de la victime dans le procès pénal, qui doit être repensée, ne peut qu'être modeste.
Faut-il penser alors que la prison ne doit plus être qu'une sorte de club de vacances forcées, douceâtres et émollientes ? Une seule visite, même sommaire, en prison permet de voir les difficultés quotidiennes de la vie carcérale et la souffrance, méconnue, qu'elle engendre : ne plus disposer, pendant la durée de la peine, ni de son temps ni de son espace est difficile à supporter. La prison n'est pas une sinécure. Ce caractère lui restera, quoiqu'il advienne, attaché. Il n'existe pas de prison douce.
En revanche, il n'est pas acceptable qu'à ce châtiment s'ajoutent d'autres souffrances non prévues, dans une institution gouvernée 24 heures sur 24 par l'administration de notre République : la promiscuité ; la difficulté de toute intimité ; l'extrême difficulté de prendre des initiatives ; la soumission constante ; les aléas des contacts avec l'extérieur (familles, amis et biens) ; l'indigence des relations entre personnes ; surtout, la violence, les trafics, l'exacerbation des hiérarchies sociales et des tensions dominatrices (les braqueurs et les "pointeurs" ; les gens du voyage et les Français d'origine arabe, les Roumains ou Moldaves et les autres, etc.).
Ces traits permanents des établissements, à l'origine de certains des suicides dont on parle tant et de bien d'autres réactions (automutilations, repli sur soi, dépressions, agressions...), ne doivent pas être acceptés. C'est une question de dignité. A ces souffrances s'ajoutent celles des familles des détenus, dont il a été montré que l'emprisonnement de l'un des leurs devient l'axe autour duquel tourne la vie familiale. La famille devrait être pourtant une aide majeure dans l'exécution de la peine, comme d'ailleurs le visiteur, l'enseignant ou le personnel soignant. L'état des prisons est aussi une cause majeure de souffrance pour les personnels, dont l'immense majorité, fatiguée, lasse, assume dans des conditions fragiles et trop souvent solitaires l'exercice d'une mission très difficile. Il faut certes punir les excès. Mais à condition de donner à chacun les moyens, pas seulement financiers, de gérer une population difficile. Sur ce point, la réforme n'est pas l'ennemie des personnels. Bien conduite, elle est leur meilleure alliée.
La prison est inséparable, contrairement à ce qu'on feint souvent d'ignorer, de deux autres politiques publiques. En premier lieu, la santé psychiatrique : qu'on envisage la prise en charge des maladies mentales en prison est en soi préoccupant. En second lieu, l'accompagnement des plus pauvres : la prison connaît encore trop de sorties "sèches", en dépit des dévouements, et les choses se présenteront mieux lorsque le système pénitentiaire n'agira pas seul, mais sera corrélé avec l'appareillage social du dehors, aussi performant que possible, destiné aux personnes précaires.
La prison génère l'ennui et la frustration. La crise actuelle diminue drastiquement le nombre de postes de travail offerts et génère de puissantes inégalités en détention. On ne peut se contenter de cet état de fait, pas plus que du maigre cadre réglementaire et financier accordé à ceux qui sont choisis pour travailler. La recherche de travail "haut de gamme" (avec l'informatique notamment) ou d'activités génératrices d'insertion effective, de retour aux normes sociales, doit être accrue.
La prison est un tout compliqué. Elle ne peut être abordée par un seul de ses aspects, même (hélas !) dramatique. Elle ne peut être davantage cette "mort lente" qu'a dénoncée il y a peu un groupe de détenus. Elle doit se transformer par un ensemble de mesures qui lui permettront d'assurer les deux missions qui lui sont assignées depuis... 1945 : la punition certes (il ne saurait y avoir sur ce point de faux-semblants ou de faux espoirs), mais aussi la "réinsertion", c'est-à-dire le retour consenti, encouragé, soutenu, à une vie sociale acceptée et partagée.
Jean-Marie Delarue est contrôleur général des lieux privatifs de liberté.
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