ACTUALITÉ | QUÉBEC
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Mardi 5 juin. CHU de Liège, site du Sart Tilman, service de neurologie. Les baies vitrées de la chambre 14 offrent une vue plongeante sur une vaste forêt. Il y a même un balcon, mais la jeune femme allongée sur le lit médicalisé ultramoderne n'en profitera pas. Mutique, les yeux dans le vague, elle n'a aucune réaction apparente au salut de l'équipe médicale. "Nous sommes venus de France pour savoir dans quel état de conscience est Claire, précise sa mère à Marie-Aurélie Bruno, la neuropsychologue qui a organisé ce séjour d'une semaine. Est-elle loin, est-elle près ? Parfois, il n'y a plus de son, plus d'image pendant plusieurs jours. Parfois, elle peut se manifester davantage, bouger les membres spontanément et sur commande, cligner des yeux quand on lui pose une question."
La vie de Claire, tout juste 30 ans, s'est suspendue un jour de décembre 2004, à la suite d'un grave accident de voiture avec traumatisme crânien. Après deux mois en réanimation et deux ans dans un service spécialisé sans amélioration majeure, ses parents ont aménagé leur domicile pour l'accueillir en 2007. Cette famille du Nord-Pas-de-Calais a récemment déboursé 8 000 euros et 1 400 euros de taxi, des sommes que refuse de prendre en charge l'assurance-maladie, pour avoir l'avis du Coma Science Group de Liège. Cette équipe, dirigée par le charismatique neurologue Steven Laureys, 43 ans, l'un des chercheurs les plus en pointe dans ce domaine, a développé un protocole unique pour évaluer l'état de conscience d'individus dont le cerveau a été gravement endommagé.
Victimes de traumatisme crânien, d'anoxie (après un arrêt cardiaque par exemple) ou d'accident vasculaire cérébral des mois ou des années auparavant, la plupart ne sont plus comateux au sens strict. Le coma, qui dure rarement plus de quelques semaines, se définit par une absence de conscience, mais aussi d'éveil. Or, ces patients ouvrent spontanément les yeux et ont des cycles veille-sommeil. Mais, faute de communication, leur degré de conscience du monde extérieur et d'eux-mêmes reste un mystère pour leurs proches.
Pendant une semaine, avec une palette d'examens allant du plus simple au plus sophistiqué, volontairement redondants, les neuropsychologues, médecins, ingénieurs et kinés du Coma Science Group (une trentaine de personnes en tout) multiplient les stimulations et traquent le moindre indice de conscience. C'est ainsi que, dans bien des cas, dont quelques-uns ont fait la "une" des médias, l'équipe a pu établir que des personnes étiquetées en état végétatif (EV) présentaient en fait des signes de conscience. Un tel diagnostic peut changer beaucoup de choses. Les chances d'émerger et de retrouver une communication sont plus grandes en état de conscience minimale (ECM) qu'en cas d'état végétatif. Les patients en ECM peuvent ressentir des émotions, des douleurs dont il faut tenir compte au quotidien. Enfin, la présence ou non de conscience peut être déterminante dans la réflexion sur la fin de vie et la poursuite des soins.
Avant de commencer la première évaluation de sa nouvelle patiente, la neuropsychologue Marie-Aurélie Bruno prend le temps d'expliquer à la mère de celle-ci le planning chargé de la semaine. "Nous sommes une équipe clinique et de recherche, je vais vous dire quels tests relèvent de l'un ou de l'autre", dit-elle, en détaillant chacun et ce qu'il peut apporter.
MERCREDI 6 JUIN
Dina Habbal franchit le seuil de la chambre 14 avec une grosse valise. La jeune neuropsychologue d'origine syrienne en sort un casque futuriste recouvert de pastilles d'où émerge une forêt de fins câbles. Un boîtier, des écouteurs et deux ordinateurs portables complètent le dispositif. C'est un électroencéphalogramme (EEG) dit de haute densité, avec 256 électrodes. "L'EEG standard, avec 16 à 20 électrodes, enregistre l'activité électrique du cortex avec de bonnes performances temporelles, mais les résultats ne sont pas fiables pour la dimension spatiale, précise Marie-Aurélie Bruno. Avec l'EEG de haute densité, encore au stade de la recherche, l'objectif est d'améliorer la résolution spatiale."
Ce matin, l'appareil va permettre d'étudier les réponses du cerveau de Claire à des stimuli auditifs, des séries de bips avec des changements de tonalité. Chez les patients en état végétatif, l'examen peut mettre en évidence une altération des connexions entre les lobes temporal et frontal du cortex.
Tout en lui expliquant le déroulement du test, Dina installe le casque d'EEG sur la tête de Claire, lui met les écouteurs. Deux de ses soeurs, en visite ce jour-là, discutent des moyens d'expression de la jeune femme. "Quand elle tousse bien, elle sait qu'on va venir", assure Agnès, sa jumelle. "Oui, et elle soupire quand elle est agacée", ajoute Léa. Une demi-heure plus tard, le super EEG est terminé, l'enregistrement sera analysé dans les jours à venir.
Marie Thonnard, une autre neuropsychologue - elles sont au total sept dans l'équipe, toutes des femmes -, arrive pour l'un des autres examens cruciaux de ce bilan, le Coma Recovery Scale-Revised (CRS-R). Pendant le séjour, ce test comportemental sera pratiqué quotidiennement, à des horaires différents, par des opérateurs différents ; une stratégie qui augmente les chances d'objectiver de façon fiable les signes de conscience, souvent fluctuants chez ces patients.
Composé de plus de vingt items, le CRS-R mesure l'éveil, la perception auditive et visuelle, les capacités motrices et orales et la communication. Avec un matériel très réduit (quelques objets, dont un miroir et une cloche), il permet ainsi de distinguer les états végétatifs des états de conscience minimale. Steven Laureys et son équipe, qui ont fait la traduction française de cette grille américaine, militent depuis des années pour que son usage soit généralisé.
Pour stimuler Claire, Marie Thonnard lui masse d'abord l'épaule en l'appelant par son prénom, puis elle enchaîne les exercices. Le protocole est rigoureux : chaque demande est répétée quatre fois, le résultat est noté positif s'il y a eu au moins trois réponses. "Bouge les jambes, Claire, de toutes tes forces", ou encore "Fais entendre ta voix". L'ordre est toujours donné d'une voix chaleureuse, encourageante. S'il n'y a pas de réponse, la neuropsychologue tente les consignes par écrit. Puis elle lui demande de suivre du regard un miroir qu'elle passe devant ses yeux. L'équipe de Liège a montré que cet accessoire est plus efficace qu'un objet neutre pour détecter une poursuite visuelle, l'un des premiers signes de conscience. Mais les yeux de Claire ne suivent pas, peinent à rester ouverts.
Deux heures plus tard, la neuropsychologue recommence l'évaluation, mais cette fois c'est la maman qui donnera les ordres. "Parfois, les patients réagissent à la voix de leur entourage, pas à la nôtre", justifie Marie-Aurélie Bruno. Fixer un objet, serrer la main, cligner des yeux, réagir à la douleur... les exercices se succèdent. Membres de l'équipe, famille ou amis de passage assistent à la séance, aussi attentifs que l'examinatrice. Parfois, à force de fixer, de guetter le moindre geste, une expression sur le visage, on ne sait plus trop ce qu'on a vu. Et l'on mesure toute l'ambiguïté que peuvent ressentir les proches, persuadés, par moments, d'observer "quelque chose" ; sans avoir la certitude que ce n'est pas seulement un mouvement réflexe.
JEUDI 7 JUIN
"Aider ces patients, ce n'est pas uniquement se demander s'ils ont une perception du monde extérieur, c'est aussi leur apporter du confort : traiter les douleurs et la spasticité, améliorer leur état nutritionnel, souvent déficient ; prévenir les déformations des membres...", insiste le docteur Anne Mergam, l'interniste de l'équipe. Sa visite, systématique, permet de donner des conseils concrets pour la vie quotidienne. Mais, comme pour tous ses collègues, la recherche clinique n'est jamais bien loin.
Pendant ce temps, une partie de l'équipe présente le "modèle belge" à une délégation polonaise qui souhaite s'en inspirer. Steven Laureys n'a pas simplement monté un groupe de recherche et d'expertise clinique. Depuis 2004, il a créé toute une filière de soins pour les patients en état de conscience altérée. A l'échelle fédérale, 16 centres d'expertise (sorte de sas après la réanimation) et 30 structures de long séjour spécialisées fonctionnent en réseau, ce qui permet de gérer le flux de malades, d'optimiser leur prise en charge, de mener des enquêtes épidémiologiques, médico-économiques...
La dernière en date, en cours de publication, s'est intéressée à la qualité de vie du personnel travaillant auprès de ces patients non communicants. Près d'un soignant sur cinq (18 %) se déclare en état d'épuisement professionnel, dont 3 % sévèrement. Les infirmières et les aides-soignantes sont plus souvent touchées (24 %) que les médecins et les autres paramédicaux (8 % à 10 %).
A 13 h 30, la jeune femme de la chambre 14 est amenée au service de médecine nucléaire pour un PET-scan, ou tomographie par émission de positons. Principalement utilisé en cancérologie, cet examen d'imagerie qui visualise le métabolisme des cellules permet de distinguer les zones cérébrales relativement fonctionnelles de celles qui ne le sont plus. Aurore Thibaut, la kinésithérapeute qui accompagne Claire, commence par la mettre au calme et dans le noir pendant une heure, un temps mis à profit pour réaliser un électroencéphalogramme de repos. Une ampoule de glucose radioactif est injectée dans ses veines."La concentration de ce traceur devient maximale dans le cerveau au bout de trente minutes, c'est à ce moment qu'il faut réaliser le PET-scan", indique Aurore Thibaut.
Deux heures plus tard, dans son bureau du Centre de recherches du cyclotron, à quelques centaines de mètres du CHU, Steven Laureys examine les clichés avec satisfaction : les taches de couleur sont en faveur d'un état de conscience minimale, pas d'un état végétatif. "C'est le type d'examen qui aide bien les familles à comprendre l'état du cerveau de leur proche, explique le neurologue. Parfois, c'est en voyant un PET-scan sans signes d'activité qu'ils peuvent commencer à faire leur deuil."
VENDREDI 8 JUIN
Aujourd'hui encore, les examens sont très techno. La neuropsychologue Dina Habbal et Damien Lesenfants, un jeune ingénieur, vont tester sur Claire un prototype d'interface cerveau-machine (ICM) conçu par ce dernier dans le cadre d'un projet européen, Decoder. "Ce qu'on propose, c'est d'essayer de communiquer par ordinateur, car ce n'est pas parce qu'on ne peut pas parler qu'on ne sait pas parler", dit Damien à Catherine, la mère de Claire. Il déballe son matériel : un casque recouvert d'électrodes, un ordinateur portable et une étrange boîte noire avec des petits carrés jaunes et rouges. Cette stimulation est de nature visuelle, mais les ingénieurs travaillent aussi à la conception de systèmes basés sur l'audition ou le mouvement (réel ou imaginaire). Sur commande, le sujet doit se concentrer alternativement soit sur les carrés rouges, soit sur les jaunes, réalisés à partir de LED et flashant chacun à une fréquence différente. Normalement, à chaque changement, les neurones de la région occipitale (cortex visuel) se synchronisent par rapport à la fréquence de stimulation cible, ce qui peut par la suite être détecté par l'ordinateur.
En quelques minutes, Claire est équipée du casque EEG et d'écouteurs par lesquels sont délivrés les ordres préenregistrés. Comme pour tous les tests, plusieurs sessions sont réalisées. Pour l'instant, l'interface n'a été expérimentée que chez quelques patients, à titre de diagnostic, mais Damien rêve déjà d'en faire un outil de communication, simple et abordable financièrement pour les familles.
Il a en tête un système électronique implanté directement dans un bonnet et nécessitant un nombre minime d'électrodes, ainsi qu'un petit écran rétractable. "Une fois la question posée, la réponse cérébrale sera analysée en temps réel et traduite en mots afin que la famille puisse la comprendre directement", s'enthousiasme l'ingénieur.
LUNDI 11 JUIN
"Hier soir, Claire a répondu à la commande, je l'ai fait constater par des infirmiers", annonce sa mère, tout sourire, à Marie-Aurélie Bruno qui vient pour le test comportemental quotidien. Mais ce matin, de nouveau, la patiente est peu réactive. "Comment aller plus loin ? Est-elle capable de penser ?", poursuit Catherine. De plus en plus, on perçoit son soulagement de pouvoir échanger avec ces soignants à l'écoute et motivés. Les rapports avec le monde médical n'ont pas toujours été sereins. Des années après, cette femme énergique a encore du mal à digérer que le service de rééducation où était sa fille ait stoppé toute stimulation après quelques mois parce que Claire ne répondait pas assez. Si la famille n'était pas venue la reprendre, elle aurait été mise dans le "service des oubliés", où il n'y a même plus de kinésithérapie. Impensable pour ses proches.
"Il est possible que son état fluctue beaucoup. On va continuer à guetter, chercher cette petite voix intérieure", assure Marie-Aurélie Bruno. Malgré leur passion pour la recherche, leur empathie, des membres de l'équipe avouent qu'ils passent eux aussi par des moments difficiles. Pas évident de s'adresser normalement, pendant de longs tests, à des personnes qui ne répondent quasiment jamais.
Claire est encore à jeun en prévision de l'IRM cérébrale, programmée à 15 heures. Si elle ne parvient pas à rester immobile dans l'appareil, une anesthésie générale sera nécessaire. Au CHU de Liège, pour ces patients, l'examen dure plusieurs heures car il est particulièrement complet. Outre les coupes anatomiques classiques, les neuroradiologues étudient les connexions neuronales par une technique dite de tenseur de diffusion. Ils pratiquent aussi une spectroscopie, qui analyse des métabolites des neurones. Enfin, une IRM fonctionnelle (IRMf) leur permet de visualiser le cerveau en action.
En 2006, le Britannique Adrian Owen et l'équipe de Liège avaient fait sensation en publiant une observation étonnante dans la revueScience. Grâce à une IRMf, ils avaient pu objectiver des signes de conscience chez une patiente initialement considérée en état végétatif, en lui demandant d'effectuer deux tâches mentales : jouer au tennis, et visiter sa maison. Comme chez les volontaires sains, ces instructions ont activé chez la jeune femme deux zones cérébrales distinctes, démontrant qu'elle comprenait les ordres et était capable d'obéir aux instructions. Le test, validé depuis chez d'autres patients, fait désormais partie du bilan.
MARDI 12 JUIN
Le planning de cette dernière journée est toujours aussi chargé. Elle commence par un examen de recherche dont l'objectif est cette fois thérapeutique. Il s'agit d'une technique de stimulation transcrânienne par un courant continu de faible intensité. Cette stratégie a déjà été validée dans des troubles du langage et de la mémoire. Comme souvent, la conversation roule sur les espoirs de traitement. La mère de Claire a en main un article racontant des cas spectaculaires de réveil grâce à un somnifère, le zolpidem (Stilnox), mais ce médicament n'a rien changé chez sa fille. Marie-Aurélie Bruno confirme l'existence de cet effet paradoxal, qui fait l'objet d'une étude clinique. "Après la prise, on voit des patients se mettre à parler, à manger, à lire. C'est impressionnant, mais assez rare."
EPILOGUE
Depuis sa sortie de Liège, Claire a débuté un traitement par amantadine, un antiviral prescrit dans la grippe et la maladie de Parkinson. Ses bénéfices sur l'éveil sont moins intenses que ceux du zolpidem, mais observés plus fréquemment. Il y a quelques jours, ses parents ont été reçus par Steven Laureys pour les résultats. Sur un questionnaire sur les attentes des familles, Catherine avait fait sienne cette citation : "Le patient en état végétatif est un être humain à part entière, il n'est ni mort ni mourant". Les limbes où Claire se trouve sont plus proches des vivants : le bilan conclut qu'elle est en état de conscience minimale +. Un résultat positif mais qui, à lui seul, ne promet pas une récupération de la communication. La prochaine étape.
Sandrine Cabut - REPORTAGE