La maison où les ados respirent
Un lieu où on ne « leur prenne pas la tête ». Où on ne leur propose rien, ne leur organise pas la moindre activité. Leur lieu. Leur point de rendez-vous. Un café idéal où il ne serait pas besoin de consommer. Il y aurait de quoi se divertir. On pourrait simplement s’y retrouver pour discuter.
Voilà ce dont rêvaient les adolescents de Sceaux, ce qu’ils ont tenté d’expliquer il y a un peu plus de quatre ans en Conseil municipal des jeunes. « Ils nous ont dit qu’à la MJC, il fallait choisir une activité et payer, se souvient le maire, Philippe Laurent. On les a laissés développer leur idée, aller voir ce qu’il y avait dans les autres villes ».Résultat de l’enquête : rien de ce genre, nulle part. « Donc on a conçu avec eux cet espace où ils peuvent se retrouver, échanger, partager des moments en dehors des lieux scolaires et du domicile familial ». Une structure innovante que désormais d’autres villes viennent étudier.
Car elle satisfait ses concepteurs. Les ados. Ouvert fin 2008, l’Espace public numérique (dit « Les Ateliers », puisqu’il occupe les anciens ateliers municipaux) peut se prévaloir de 400 inscrits « et de parents contents parce qu’il y a moins d’orphelins de 16 heures », ajoute le maire. Comme Valérie Weber-Haddad dont le fils, en quatrième, fréquente les Ateliers depuis l’an dernier : « Je rentre à la maison vers 19 heures, nous précise-t-elle. Avant cela, je sais qu’il est ici à partir de 17 heures, qu’il vient avec plaisir. Il n’est pas seul, il y a une présence adulte. C’est sécurisé. Les personnes qui se comportent mal sont sur liste noire, refusées à l’année. Je sais qu’il est en interactivité, qu’il partage avec d’autres enfants de son âge, parce qu’à la maison, il pourrait passer son temps devant l’ordi et la télé...».
Chaque année, la fréquentation grimpe d’une centaine de jeunes. Après inscription, et engagement pris de respecter le règlement intérieur, les 11-18 ans (de la 5ème à terminale) qui habitent Sceaux ou fréquentent un établissement scolaire de la ville peuvent venir traîner ici les mardis, jeudis, vendredis de 17 à 19 heures, après les cours. Et les mercredis et samedis de 14 heures à 19 heures. Ces deux grosses journées, ils sont souvent une cinquantaine à se côtoyer, tissant ainsi un réseau. Au lycée, ils se retrouvent : « Je te connais des Ateliers ».
Gros avantage de cet « établissement municipal recevant du public » (au budget annuel de fonctionnement de 55 000 euros) : il ne ferme pas durant les vacances scolaires.
En centre-ville, rue des Imbergères, non loin des deux cités scolaires (Lakanal et Marie-Curie), ces 200 mètres carrés d’anciens ateliers ont été réhabilités par des architectes dans une ambiance très « loft ». Du bois, de l’acier, du rouge, du gris, de la brique. Aucune trace, jusqu’à présent, de dégradations. Au rez-de-chaussée, un baby-foot, un billard américain, un écran géant qui diffuse matchs de foot, de rugby, ou clips vidéos (de la musique invariablement taxée de « chelou » par les ados, qui pourtant sélectionnent eux-mêmes la chaîne).
Et des ordinateurs en pagaille, pour pratiquer le montage photos, surfer sur les réseaux sociaux ou You tube – avec contrôle parental sophistiqué. Ou pour jouer aux jeux vidéo en réseau (maximum 45 minutes). « Pourgeeker entre potes, résume l’une des animatrices, Jasmine Vérité. Ce qui évite qu’ils ne le fassent chez eux, tout seuls dans leur chambre, jusqu’à pas d’heure le soir, qu’ils arrivent à l’arrache le matin au lycée. Et que les parents craquent ! ».
A l’étage, sur la mezzanine, encore des ordinateurs mais cette fois plutôt réservés au travail, notamment de groupe. Des télés et des consoles de jeux vidéo, XBox et Wii. Deux ados nous rejoignent avec à la main des mini-guitares qui servent de manettes de jeu. Les deux Guitar heroes du moment, ce sont Théo, 14 ans, le fils de Valérie Webber-Haddad avec qui nous avons conversé plus tôt. « Chez moi, je n’ai pas l’équipement. Ici, c’est bien, on est entre potes, on s’amuse, il y a toujours quelque chose à faire. C’est convivial, c’est mieux que chez soi devant la télé. Et les animateurs sont cool si on ne dépasse pas les limites ». Et Nicolas, même âge, qui confirme l’« ambiance super cool ». « J’ai la Wii à la maison, mais je préfère venir ici, c’est plus sympa. En plus, on peut compter sur les gens d’ici. A une ou deux reprises, je me suis fait agresser, je suis venu, ils m’ont rassuré ».
Des adultes de confiance, bienveillants - deux ou trois la semaine, jusque cinq le samedi -, familiers puisqu’ils sont quasiment tous là depuis l’ouverture. Ils prêtent une oreille, donnent un coup de main, réexpliquent pour la millième fois les règles du billard, aident à rédiger une lettre de motivation pour un stage... Ce soir, ils sont assis sur des tabourets hauts autour d’une longue table surélevée couverte de magazines. Une partie de « Monsieur je sais tout » est en cours, dont on perçoit vite qu’elle est surtout prétexte à discussion. Les ados vont et viennent, jouent un coup, s’éloignent pour échanger quelques "vannes" avec l'un ou l'autre, prendre une boisson au distributeur. Puis reviennent. Comme s’ils disputaient avec des copains une partie sur la table basse du salon, entre deux plongées dans le frigo familial.
« Ils nous disent qu’ici, c’est un peu leur deuxième maison », témoigne Jasmine Vérité. Mais à 26 ans, elle pense avoir davantage l’âge et l’état d’esprit d’une grande sœur que d’une mère. « Ils viennent avec qui ils veulent, on n’est pas dans le contrôle parental. Si un gars est avec une fille, on ne fait pas d’insinuations... Ils peuvent se confier, lâcher prise. S’il leur arrive une de ces bricoles qui fait mal aux ados, il savent qu’ils peuvent en parler, qu’on n’en fera pas tout un foin comme les parents ».
Et que lui confient-ils ? Leurs angoisses scolaires ! « Ils sont vachement inquiets de leurs notes. Il y a deux gros établissements élitistes à Sceaux qui exercent une grande pression aux résultats. On récupère des gamins qui écopent de 2/20 en devoirs sur table ! C’est terrible, les moqueries entre eux par rapport à la médiocrité scolaire. On essaie de leur faire comprendre qu’il existe d’autres filières que les classiques ». Encore faut-il que les parents puissent les envisager. Comme ceux de ce jeune garçon qui amène régulièrement de délicieux gâteaux. Il rêve d’être cuisinier, ses parents ne veulent rien entendre. Jasmine poursuit : « On tente de les rassurer. T’inquiète pas, telle prof est dure, ça ira mieux après. Et surtout on les valorise car le tissu éducatif les dévalorise énormément. On leur dit que ce n’est parce qu’ils ne seront pas Polytechniciens qu’ils ne feront rien de bien dans leur vie ».
Devant les ordinateurs, Maxence, qui vient depuis la cinquième et est actuellement élève de seconde, et Mathieu, en troisième, partagent une partie. Ils nous disent être là pour déstresser, pour parler d’autres choses que du travail, sujet de conversation prédominant à l’école. Omar Dziri, l’autre animateur, veille discrètement au grain. Et engage dès que possible la discussion. Régulièrement, il retrouve le soir des jeunes devant sa porte. « Ils sont angoissés. Matraqués de boulot, c’est dément ! Ils font des insomnies dès la quatrième. Il n’y a même plus besoin des parents pour leur mettre la pression...» Les Ateliers, pour lui, jouent un rôle salutaire de soupape. "Ici, ils ne sont pas jugés. Pas méprisés. On ne va pas leur demander s’ils ont bien travaillé, quelles notes ils ont eues. Ils ont le droit de ne rien faire !".
Est-ce lié à la pression scolaire ? Les animateurs sentent bien qu'il leur faut, l’air de rien, sensibiliser ces ados aux conduites à risque. Abrutissement devant les jeux vidéo. Alcool piqué dans le bar parental. Et drogue, tellement facile d’accès quand on reçoit, comme certains de ces ados, des 200 euros d’argent de poche...
NDLR: Nous avions dans un premier temps indiqué un budget de fonctionnement de 2700 euros, mais ce dernier ne correspond qu'au "petit fonctionnement", aux différentes fournitures nécessaires quotidiennement, nous a précisé la mairie. Le véritable budget de fonctionnement, incluant les frais de personnel et l'entretien des locaux, est de 55 000 euros annuels. Merci à certains commentateurs d'avoir relevé cette erreur.
Petit ajout, pour ceux que cette thématique adolescente passionne
François de Singly, le célèbre sociologue de la famille, vient de produire (avec Guillaume Macher, doctorant) une note pour la Fondation Terra Nova sur la politique de l'adolescence (24 avril 2012). Il y suggère notamment d'"Inventer des lieux pour adolescents". Lieux qui ressemblent fort aux Ateliers que nous venons de visiter. Voici un extrait de sa note:
- INVENTER DES LIEUX POUR LES ADOLESCENTS
(...) "A côté des nombreux clubs sportifs, conservatoires, cours de dessin... qui gardent leur intérêt, en particulier pour les adolescents qui s’inscrivent dans une logique d’apprentissage, on pourrait envisager la mise à disposition d’espaces récréatifs que les adolescents s’approprieraient à leur guise, c’est-à-dire quand ils le souhaitent et avec qui ils souhaitent, mais aussi dont ils peuvent définir la destination dans une certaine mesure. Il s’agirait d’espaces modulaires et modulables, qui puissent accueillir différents types d’activités simultanément et dans le temps. (...)
En dehors de l’école, les lieux pour se retrouver entre amis, notamment les lieux clos, sont relativement rares. En extérieur, les adolescents ne tarissent pas d’imagination pour s’approprier des « bouts d’espace », mais en ce qui concerne les lieux clos, il n’y a guère que les logements des uns et des autres pour trouver refuge. Or, cette solution présente deux inconvénients : d’une part, elle est injuste socialement dans la mesure où toutes les familles ne disposent pas nécessairement de logements qui permettent de tels « rassemblements » ; d’autre part, et là encore d’autant plus que les logements sont étroits, elle oblige les adolescents à se placer sous la surveillance des parents… Une idée pour une ville plus ouverte aux relations amicales adolescentes serait donc de concevoir des lieux de rencontre dédiés, de véritables « maisons des adolescents » en ce que les adolescents auraient la possibilité de décider de certains aménagements, seraient en situation d’autonomie partielle dans la gestion du lieu. Celui-ci aurait essentiellement vocation à accueillir les adolescents qui souhaitent discuter, jouer, s’amuser, faire des rencontres… Néanmoins, il serait surveillé de manière discrète par un personnel adulte auprès duquel les adolescents pourraient également faire part de leurs inquiétudes, de leurs difficultés, de leurs souffrances… "