La justice des mineurs est une nouvelle fois au coeur d'une polémique politique. Accusations de répression aveugle d'un côté, d'angélisme de l'autre, le sujet est de ceux qui opposent profondément la droite et la gauche. Le texte qui fonde la justice des mineurs, l'ordonnance du 2 février 1945 signée par le général de Gaulle, était pourtant le fruit d'un consensus social et politique. Quels en étaient les principes ? Qu'est-ce qui les inspirait ? Pourquoi et depuis quand ce consensus s'est-il fissuré ? Denis Salas, magistrat, auteur de nombreux essais sur la justice, secrétaire général de l'Association française pour l'histoire de la justice et directeur scientifique de la revue trimestrielle Les Cahiers de la justice, nous apporte ses réponses.
La particularité de la justice des mineurs est le contexte dans lequel elle a été élaborée. Comment, en février 1945, dans un pays encore en guerre, l'urgence d'une ordonnance sur l'enfance délinquante s'est-elle imposée ?
L'ordonnance gaulliste du 2 février 1945 sur l'enfance délinquante fut l'un des premiers symboles du rétablissement de la "légalité républicaine". Les troupes russes n'étaient pas arrivées à Berlin et les Allemands tentaient une dernière offensive dans les Ardennes. Alors que la capitulation n'interviendra que le 8 mai, la question de l'enfance délinquante est considérée comme une priorité nationale. Elle exprime le refus de la négation totalitaire de l'homme, mais aussi une confiance dans les peuples dont les Lettres à un ami allemand de Camus se faisaient l'écho. Sous l'égide du gouvernement provisoire du général de Gaulle, deux grandes réformes marquent cette époque : le refus de la prison pour les mineurs et l'objectif de réhabilitation pour les prisonniers.
L'ordonnance du 2 février 1945 parie sur le potentiel des enfants, avenir de la nation, et sur la foi en l'Etat éducateur. Dans un entretien accordé le 6 mai 1945 au premier directeur de l'éducation surveillée, Jean-Louis Costa, de Gaulle confiait ceci : "Nous reconstruirons la France avec sa jeunesse, toute sa jeunesse ; vous avez carte blanche ; et n'oubliez jamais qu'un mineur, quel que soit l'acte qu'il ait commis, quels que soient ses méfaits, mérite une mesure ou une sanction éducative."
Les gardes des sceaux qui sont en poste en 1945 et 1946, François de Menthon et Pierre-Henri Teitgen, incarnent cette politique pénale délibérément compréhensive et inclusive. Le premier est fondateur des Jeunesses ouvrières chrétiennes (JOC). Le second est président du MRP (Mouvement républicain populaire) de 1952 à 1956. Un trait commun unit ces hommes : anciens déportés, gaulliste ou chrétien, ils sont convaincus de la nocivité de l'enfermement. Ils relèvent un défi à la hauteur d'une mission spirituelle de l'Etat : le droit de punir avec comme finalité la rédemption - ou, en termes juridiques, l'amendement - de l'homme. A la jeunesse déviante, il est dit : "Tu vaux mieux que tes actes." Pour les plus inéducables, l'Etat fait le pari de l'éducabilité.
D'où vient cette vision de la primauté de l'éducatif sur le répressif ?
Depuis longtemps, les professionnels avaient préparé le terrain. Le souci de remédier à la misère de l'enfance vagabonde et ouvrière date des années 1880. Le scandale des bagnes d'enfants dans l'entre-deux-guerres avait ému l'opinion. Un siècle d'"éducation" pénitentiaire avait peu à peu persuadé une minorité active de la nécessité d'un changement de modèle. De nouveaux savoirs médico-psychologiques avaient conçu une approche clinique des adolescents et ouvert les voies à leur "traitement moral". Le passage à l'acte est, selon eux, un faux pas plus ou moins grave dans une trajectoire de vie. L'essentiel est de conduire ces jeunes pauvres vers un salariat fortifié par un emploi stable. Plus utiles que la peine sont l'intervention dans le milieu familial et la recherche concrète d'une formation au plus près d'une enfance qu'on appelait alors"irrégulière".
Cette vision fonde les deux principes de l'ordonnance de 1945 sur la justice des mineurs : la spécialisation des juridictions - les enfants ne peuvent pas être jugés par les tribunaux de droit commun, mais uniquement par une juridiction spécialisée, le tribunal pour enfants ; et l'obligation de prononcer une mesure éducative avant toute peine d'emprisonnement. Exceptionnellement, une peine peut être prononcée, mais uniquement à partir de l'âge de 13 ans.
Ces deux principes ont résisté pendant près de quarante ans à toutes les évolutions de la société. Qu'est-ce qui explique leur remise en cause à la fin du XXe siècle ?
A partir des années 1980, un regard moins bienveillant est porté sur cette jeunesse. Avec la poussée d'une délinquance d'appropriation (revers de la société de consommation), le phénomène des violences urbaines vient recouvrir celui de l'enfance délinquante au sens où l'entendait l'ordonnance de 1945. Une délinquance expressive et massive, liée aux territoires dits de relégation (les "cités"), dominés par un chômage endémique, devient un thème majeur du discours politique. La délinquance des mineurs est perçue en termes d'insécurité. Le passage à l'acte et ses conséquences sur les victimes passent au premier plan.
Face à ces violences collectives et aux peurs qu'elles suscitent, le consensus se fissure. On reproche à la justice des mineurs son "angélisme". A-t-elle su s'adapter à la réalité sociale ?
Si la justice des mineurs est façonnée pour traiter l'enfant délinquant, elle ne l'est nullement pour des violences collectives. Que peut-elle faire quand le sous-emploi devient chronique et que l'école ne parvient plus à intégrer ? Comment peut-elle agir sur une délinquance d'exclusion, elle qui est outillée pour traiter les pathologies adolescentes ? Ce qu'il est convenu d'appeler la "politique de la ville", menée par les parquets, va ouvrir le champ de l'action judiciaire. Les mesures de réparation en direction des victimes, impensables en 1945, font leur apparition.
Reste une certaine confusion entre violences urbaines et délinquance des mineurs, les premières devant appeler des politiques publiques alors que la seconde relève du traitement individuel. Ce malentendu pèsera lourd dans les attentes à l'égard d'une justice des mineurs pensée pour une tout autre finalité. Une grande part de sa "délégitimation" dans l'opinion viendra de là, ce qu'un certain discours politique saura exploiter.
Au début des années 2000, cette nouvelle vision de la justice des mineurs va trouver sa traduction législative. En quoi marque-t-elle une rupture avec les principes de l'ordonnance de 1945 ?
Trois textes, en 2002, 2007 et 2011, vont démanteler le droit des mineurs conçu en 1945. La loi Perben I du 9 septembre 2002 crée des "sanctions éducatives". Beaucoup ont salué ce changement de cap, "responsabilisant" pour les jeunes, sans voir que le contrôle du comportement s'oppose à la rencontre éducative. La contrainte réduit au silence et à l'immobilité mais en elle-même ne produit rien.
Lors du quinquennat de Nicolas Sarkozy, le démantèlement s'accélère. Avec la loi du 10 août 2007 sur les peines-planchers, le dogme de la dissuasion s'impose : la diminution de peine (excuse de minorité) pour les 16-18 ans n'est plus de droit ; en cas de seconde récidive, il faut apporter des "garanties exceptionnelles" de réinsertion pour échapper à la peine-plancher. Pour ces mineurs endurcis, la peine devient prioritaire par rapport à l'action éducative. Une idée simple, voire simpliste, guide cette législation inspirée de l'utilitarisme : augmenter la pénalité pour montrer qu'il est plus coûteux de frauder la loi que de la respecter. La loi devient un message, le crime un mauvais calcul et la peine le prix à payer. Cette logique va broyer l'édifice institutionnel mis en place à la Libération.
Enfin, la loi du 10 août 2011 qui crée des tribunaux correctionnels pour mineurs achève ce processus. Présidés par un juge pour enfants mais composés de magistrats non spécialisés, ces tribunaux jugent les mineurs comme des adultes au nom de l'idée qu'un excès de compréhension paralyse la fermeté nécessaire pour des jeunes de 16-18 ans déjà condamnés. Cette fois, c'est le second pilier de l'ordonnance de 1945 qui s'effondre : l'idée de spécialisation.
La nouvelle garde des sceaux, Christiane Taubira, a annoncé la suppression des tribunaux correctionnels pour mineurs et celle des peines-planchers, conformément aux engagements de François Hollande pendant la campagne présidentielle. Mais dans votre dernier essai, "La Justice dévoyée", vous évoquez les "temporalités inconciliables" de la politique, qui a besoin de réponses rapides, visibles, et de l'action éducative, qui ne se mesure que sur le long terme. Croyez-vous que la nouvelle majorité résistera à ce dilemme ?
Ce qui a été annoncé par le président nouvellement élu ne suffira pas. Il va lui falloir tenir une ligne politique ferme malgré l'écho médiatique donné à la délinquance des mineurs. Pour cette jeunesse minoritaire et oubliée, refuserons-nous tout effort d'éducation ? Se résignera-t-on à les placer dans des prisons rénovées, faites pour eux et, surtout, pour notre tranquillité ? Pour affronter ce défi, il faudra penser l'avenir d'une nation avec sa jeunesse sans oublier celle qui a le plus besoin d'être protégée y compris de la justice des adultes. François Hollande n'a pas encore dit ce qu'il entendait par cette "jeunesse" et ce "contrat entre générations" qu'il place au coeur de son mandat. Il devrait méditer ce que disait de Gaulle en mai 1945 : "Nous reconstruirons la France avec sa jeunesse, toute sa jeunesse."