Vers l'évaluation des élèves "à risque" dès 5 ans
| 12.10.11 |
Le nouveau dispositif se présente comme un outil de lutte précoce contre l'échec scolaire. Pas sûr que l'argument convainque les organisations syndicales. AFP/PIERRE VERDY
Le dossier est explosif. Peut-on, dès la maternelle, repérer les enfants "à risque" et à "haut risque" ? Passer au crible les comportements et les apprentissages des élèves dès 5 ans ? L'idée devait être proposée par le ministère de l'éducation nationale aux inspecteurs reçus par petits groupes, rue de Grenelle, à compter du mercredi 12 octobre. Objet des réunions : l'éventuelle mise en place d'une évaluation de tous les élèves de grande section de maternelle. Un livret appelé "Aide à l'évaluation des acquis en fin d'école maternelle", que Le Monde s'est procuré, détaille précisément, en vingt-deux fiches, un protocole très normé.
L'évaluation est prévue en trois phases. Entre novembre et décembre, une première phase dite de "repérage" : l'enseignant passerait au crible le comportement à l'école, le langage, la motricité et la "conscience phonologique" des élèves. La deuxième phase consisterait en un "entraînement progressif (…) avec les enfants repérés à risques lors de la phase1". Enfin, une étape bilan, entre mai et juin, permettrait de faire le point sur les acquis des élèves par des "séries d'épreuves collectives ou en petits groupes – d'une durée d'environ trente minutes par série".
CLASSEMENT DES ENFANTS EN TROIS CATÉGORIES
Une partie du livret d'évaluation porte sur le "devenir élève". Une façon politiquement correcte d'évoquer le comportement des enfants. L'enseignant devrait, entre autres, noter si l'élève "respecte les autres" et "contrôle ses émotions". "L'enfant devenu élève agit de manière à respecter l'intégrité de toutes les personnes et de son environnement ; il ne les agresse pas, il a recours à la parole en cas de désaccord ou de conflit", peut-on lire dans le document. On n'est pas loin du bilan médical – et confidentiel – que les médecins faisaient passer aux enfants dans leur 6e année. Le protocole prévoit d'ailleurs d'"articuler le bilan de santé et l'évaluation des acquis".
Enfin, le vocabulaire choisi risque de faire grincer des dents, de même que le classement des enfants en trois catégories : "RAS" (pour "rien à signaler"),"risque" et "haut risque". Le maître devrait remplir une "fiche élève" et une "fiche classe" reprenant les "scores" obtenus par les enfants aussi bien pour leur comportement que pour leur maîtrise du langage, leur motricité ou leur conscience des syllabes (phonologie).
Ainsi, un enfant qui, à 5 ans, obtiendrait moins de 2 points en comportement à l'école serait classé "à haut risque". Une approche qui n'est pas sans rappeler la proposition faite par le secrétaire d'Etat à la justice, Jean-Marie Bockel, en novembre 2010, de repérer les troubles du comportement dès 3 ans. Ou encore une expertise de l'Inserm, rendue publique en septembre 2005, qui pointait l'insuffisance du "dépistage du trouble des conduites" chez les enfants.
"CELA RESTE UN CHOIX INDIVIDUEL"
Le nouveau dispositif se présente comme un outil de lutte précoce contre l'échec scolaire. Pas sûr que l'argument convainque les organisations syndicales. L'évaluation en maternelle n'est pas tout à fait nouvelle, mais le dispositif actuel est facultatif : il s'agit d'une liste de fiches, proposées comme un outil que les enseignants utilisent ou non. "Cela reste un choix individuel", témoigne Laetitia Bordeau, 35 ans, professeure des écoles dans le Val-d'Oise. "Evidemment qu'en évaluant les élèves, on est aussi attentif à leur comportement, et ce dès la petite section de maternelle, l'idée étant de les préparer au mieux au CP, reconnaît-elle. Il faut aider l'enfant à devenir élève. Mais de là à le cataloguer…" Ce nouveau protocole d'évaluation pose, de fait, la question du rôle de l'école maternelle. "Les enseignants savent très bien identifier les enfants qui ont besoin d'un accompagnement particulier", estime Christian Chevalier, secrétaire général du SE-UNSA. "Ils n'ont nul besoin d'un dispositif inadapté qui va transformer la maternelle en structure de sélection, alors qu'elle n'a pas vocation à trier les élèves", s'insurge-t-il.
Même constat, inquiet, de la part de Pierre Frackowiak, inspecteur honoraire de l'éducation nationale : "Tests en CE1, en CM2, et aujourd'hui en maternelle… L'évaluation gangrène tout le système. La place que la maternelle accordait au jeu, au plaisir quotidien, me semble aujourd'hui fortement menacée par ce type de procédé." Dans le livret à destination des enseignants, il est précisé que "les taux nationaux de réussite seront calculés sur échantillon représentatif et diffusés pour permettre à chaque école de se situer par rapport à une valeur nationale". Revoilà exactement ce dont les enseignants ne veulent pas : une possible publication des résultats école par école, donc un palmarès des meilleurs établissements dès la maternelle !"En évaluant toutes les écoles, on crée un potentiel instrument de classement que quelqu'un finira bien par exploiter", craignait déjà Thierry Cadart, secrétaire général du SGEN-CFDT, à propos des évaluations mises en place à l'école élémentaire en 2008.
MARCHE ARRIÈRE FACE AU TOLLÉ DES TESTS RENDUS PUBLICS
Xavier Darcos, le prédécesseur de Luc Chatel au ministère de l'éducation nationale, avait annoncé, dans un premier temps, que les résultats des tests de français et de mathématiques en CM2 seraient rendus publics. Avant de faire marche arrière face au tollé de la profession. Cette intention, perçue comme une volonté de mise en concurrence des établissements, a suffi à discréditer toute la politique d'évaluation.
Le 14 septembre, le Haut Conseil de l'éducation rendait un rapport assassin dans lequel il remettait en cause l'ensemble du système actuel d'évaluation. Il préconisait de "confier à une agence indépendante la mise en œuvre" des évaluations des acquis des élèves, estimant "essentiel que, dans notre démocratie, les données concernant les résultats de notre système éducatif soient objectives et transparentes, donc incontestables".
Un mois après cette salve, pas sûr que les inspecteurs de l'éducation nationale reçus au ministère accueillent favorablement l'hypothèse de nouvelles évaluations.
Chaque année depuis 2008, près de 800 000 élèves de CE1 et de CM2 sont évalués sur 100 "items" (des "problèmes", dans le jargon de l'école) –60 en français et 40 en mathématiques. Chaque année aussi, ces évaluations font polémique, même si le ministère a tenté d'apaiser les débats en déplaçant les tests de CM2 de janvier à juin à compter de 2012. "Nous avons fait le choix de l'évaluation-bilan car notre système éducatif n'a pas assez les moyens de se comparer, a déclaré Luc Chatel en mai. Les évaluations auront lieu après l'affectation des élèves en 6e." Le ministère a aussi annoncé l'expérimentation d'une évaluation au collège, en fin de 5e. Sans compter les évaluations internationales – PISA, Pirls… – où l'école française ne brille guère.