L’HUMANITÉ DES DÉBATS
Que devient l’Appel des appels ? TABLE RONDE
AVEC : BARBARA CASSIN, PHILOLOGUE ET PHILOSOPHE ; ROLAND GORI, PSYCHANALYSTE, TOUS DEUX COAUTEURSDE L’APPEL DES APPELS (*).
Le livre que vous avez piloté avec le sociologue Christian Laval paraît presque un an après le lancement de l’Appel des appels, le 14 janvier dernier. Quel est son but ?
ROLAND GORI. C’est une nouvelle étape. Il explique le pourquoi et le comment de l’émergence du mouvement grâce à un choix de textes assez complets et significatifs. Après l’appel fondateur, qui a été signé par près de 80 000 personnes, il fallait archiver un certain nombre de choses qui ont été dites et partagées, et établir une base commune pour la suite, car il n’est pas question d’en rester là. Nous n’avons pas fait cela pour nous donner bonne conscience. On voit bien que tous les secteurs recensés, que l’on peut caractériser comme ce qui concerne « l’humanité dans l’homme », médecine, psychologie, justice, enseignement, philosophie, information, culture, travail social, sont confrontés à des réformes qui tendent à les transformer en instruments d’un pouvoir politique qui traite l’homme en instrument. Nous avons affaire à des normalisateurs, des normalisateurs d’individus et de populations. Ces métiers qui, dans les phases antérieures du capitalisme, pouvaient se considérer comme préservés, dans leur activité, d’une idéologie des valeurs marchandes, se voient décomposés, recomposés, selon les critères de l’homme-marchandise. C’est une véritable « financiarisation » de l’humain. C’est d’autant plus déplorable que le milieu d’où ont émergé ces valeurs, le milieu financier, est un milieu en crise, un milieu toxique pour l’humanité.
Revient sans cesse, dans le livre, l’expression « coeur de métier ». Qu’entendez-vous par là ?
BARBARA CASSIN. De l’extérieur du métier que nous exerçons, on peut croire que ces réformes, après tout, ne sont pas si mal que ça. Par exemple, dans mon domaine – je suis chercheuse au CNRS –, on dit qu’elles s’inspirent du modèle anglo-saxon, qui ne serait pas moins efficace qu’un autre… Mais de l’intérieur, c’est-à-dire du coeur de notre métier, on peut expliquer pourquoi c’est une catastrophe. D’où, d’ailleurs, l’ampleur du livre, les intervenants ayant des coeurs de métier différents. Moi, j’ai besoin qu’on m’explique en quoi, dans les hôpitaux, la tarification à l’acte est nocive, sinon je ne suis pas sûre de comprendre. Ensuite, en évoquant notre coeur de métier, on voit bien que nous ne sommes pas atteints de corporatisme, nous n’en restons pas aux statuts. C’est si vrai que nous rencontrons le même type de problèmes, que l’on retrouve d’ailleurs à France Télécom, à La Poste…
Pouvez-vous décrire ce qui, très exactement, est menacé dans votre coeur de métier personnel ?
BARBARA CASSIN. Bien sûr. Je travaille sur des textes grecs anciens. On peut se demander à quoi cela sert. Eh bien, cela sert à nous donner des outils, des concepts qui nous permettent de comprendre ce qui se passe aujourd’hui. Par exemple, qui nous permettent de disséquer un discours du président de la République. Comparer un discours de Barack Obama à celui de Nicolas Sarkozy relève d’une longue culture. Mon métier de chercheuse porte sur la philosophie grecque, qui traite de la naissance du politique. Les sciences sociales, les sciences humaines, appellent des recherches longues, lourdes, cela ne se fait pas avec un coup d’ANR (Agence nationale de la recherche), programme à trois-quatre ans. Les seuls critères que l’on veut nous imposer sont l’évaluation et la performance. Pour un chercheur, c’est le facteur H, le nombre d’articles publiés dans des revues classées, le plus souvent de langue anglaise, pondéré par le nombre de citations faites de ces articles, quel que soit le contenu. Toujours la politique du chiffre ! Mais, à ce compte-là, Faurisson, le négationniste, est supérieur à Lévi-Strauss, bien que la cote de ce dernier, depuis sa disparition, ait remonté… Le comble est que les réformes qui nous frappent sont en retard d’une guerre. On veut nous faire imiter un monde anglo-saxon quand des chercheurs de ce monde-là admirent l’intérêt, l’intelligence de notre CNRS, et n’en sont plus à ce type de classement.
Roland Gori, votre coeur de métier est différent, qu’en est-il ?
ROLAND GORI. Hormis le travail universitaire, comme psychothérapeute, je soigne des patients qui éprouvent des souffrances psychiques et sociales. Et on est, de plus en plus, face à des contraintes, des normes qui s’imposent toujours davantage comme des exigences qui « calibrent » les existences. On s’excite sur les conditions d’accès au métier de psychothérapeute, sur les diplômes académiques, sans s’interroger sur ce qu’est un psy, sur son éthique, sa finalité et sa pratique. On le normalise sans s’interroger sur le sens de son acte professionnel. L’ouvrier est devenu un prolétaire quand son savoir et son savoir-faire sont passés dans la machine. Nous ne voulons pas que notre savoir et notre savoir-faire passent dans la machine de l’évaluation, qui est un dispositif de dévaluation. Les professionnels de l’Appel des appels sont des gens qui sont sur la bicyclette de leur métier, qui pédalent, et auxquels on dit de s’y prendre autrement. Un beau jour, ils en ont marre, ils relèvent la tête et se demandent : la route sur laquelle je suis, est-ce bien la route sur laquelle je me suis engagé ? Ils ne sont pas seuls, ils regardent à gauche, à droite, et ils voient des copains qui, dans leurs secteurs, sont aussi en train de lever la tête, de se poser la question de la direction vers lesquelles on les invite à pédaler… Je suis frappé de voir que, dans la police, on fonctionne au quotient d’infractions, on privilégie ainsi le plus facile, les petits délits, les prostituées, les étrangers, les jeunes des cités. De façon générale, il faut s’adapter au milieu des normes qu’on impose, et non transformer grâce à son métier, par le soin, l’information, l’éducation, les individus et les populations que l’on était censé devoir prendre en charge.
Barbara Cassin, vous parlez, s’agissant de l’Appel des appels, d’un « nous » considérable et d’un « nous » raisonnable…
BARBARA CASSIN. Notre « nous » est considérable par son ampleur, mais aussi parce qu’il va falloir nous considérer. Si nous disons ce qui ne va pas, si nous faisons suffisamment de bruit, cela devient un coût pour les pouvoirs publics. Les hurlements sont un coût, avec l’accent circonflexe, ça coûte des voix, des votes. Par exemple, dans le texte remis aux préfets, concernant cette histoire d’identité nationale, il y avait cette phrase dégoulinante de présupposés : « Comment éviter l’arrivée sur notre territoire d’étrangers en situation irrégulière, aux conditions de vie précaires, génératrices de désordres divers (travail clandestin, délinquance) et entretenant, dans une partie de la population, la suspicion vis-à-vis de l’ensemble des étrangers ? » Cette phrase a, depuis, disparu. Je l’avais moi-même dénoncée notamment à la radio. Le « nous » raisonnable, c’est le nous du bon sens, c’est le nous de la sagesse. Il est hors du sens commun d’accepter des recettes, des normes de performance, d’évaluation, de concurrence, qui ont failli. Aux réformes calamiteuses du gouvernement qui conduisent au saccage des métiers et de leurs valeurs, nous opposons la sagesse. À la déraison, nous opposons la raison.
Cette sagesse est-elle aussi une manière d’en appeler à l’opinion ?
BARBARA CASSIN. Absolument, c’est le B.A.BA. Ce « nous » raisonnable que nous appelons exprime le désir partagé d’un grand nous national et supranational qui soit opposable au pseudo-nous gouvernemental.
Qu’est-ce qui peut faire en sorte que l’Appel des appels n’en reste pas à une indignation et à un enthousiasme momentanés ?
ROLAND GORI. Pérenniser le mouvement tient d’abord à la pertinence de son analyse. Je ne le dirai pas de cette façon qui peut paraître immodeste si ce n’était une a n a l y s e collective. On passe de pétitions qui é t a i e n t des réact i o n s à d e s réformes aberrantes ou douloureuses à autre chose qui recrée du lien social, du lien entre les générations, et qui est véritablement cette « fraternité » dont nous parlons dans l’ouvrage.
BARBARA CASSIN. Notre mouvement est récent, bien sûr il peut s’essouffler, mais sa chance est qu’il est absolument ouvert. Il est ouvert à tout le monde, sans marque de fabrique, ou sans autre marque de fabrique que lui-même. Il n’impose pas, il accueille. Son gage de pérennité réside dans ces caractéristiques. Je dirais même que, si l’agression cesse, tant mieux, le mouvement aura produit une meilleure conscience. Mais pour l’instant, on en est loin, il y a sans cesse un nouveau Scud…
Comment expliquez-vous que cela se produise aujourd’hui ?
ROLAND GORI. Il est vrai que c’est maintenant que les choses sortent. Pour tenter de comprendre, il faut remonter aux années 1980. Dans mon secteur, que je crois connaître, c’est le moment où l’on ne demande plus à la psychiatrie de guérir la névrose, de soulager la psychose, de permettre aux gens de s’épanouir dans leur vérité. On demande à la psychiatrie de recenser les anomalies, de repérer les comportements, et finalement d’identifier les populations à risques que l’on contrôle, dépiste, sécurise sans les soigner dans une société de surveillance généralisée. Je dirais, pour conclure sur ce point, que chaque société a les pathologies qu’elle mérite et la psychiatrie qui lui convient. Cette métamorphose est celle des métiers, mais aussi celle du droit des citoyens, du rapport qu’ils ont avec la cité. Cela a correspondu, aussi, il faut bien le dire, à la conversion du Parti socialiste à l’économie libérale et à ses normes au milieu des années 1980. Nous sommes encore dans cette métamorphose que les réformes veulent durcir et institutionnaliser. Il y a encore, à l’université, des collègues qui marchent à l’évaluation et à la performance et se transforment en « tyranneaux » d’eux-mêmes et des autres.
Ces changements de valeurs n’étaient-ils pas aussi promus dans des sphères de la société ?
ROLAND GORI. Il y a toujours, dans une civilisation donnée, des tyranneaux. Des gens ont adhéré à ces nouvelles valeurs de compétition soit parce qu’ils y croyaient, et ils ont le droit d’y croire, pris parfois dans le rêve états-unien, soit par opportunisme, par cynisme. Et là, c’est grave !
BARBARA CASSIN. Bénie soit la crise, si l’on peut dire, qui a montré l’inanité de ces critères.
Comment envisagez-vous la suite ?
ROLAND GORI. Des idées ont circulé, des comités locaux se sont créés. Je souhaite que la parution du livre donne une nouvelle impulsion aux rencontres. À l’échelle de l’Europe, je viens de me rendre en Suisse, en Belgique, où l’on est intéressé par notre mouvement. L’affaire ne doit pas rester franco-française, car le problème se pose partout. Nous pourrions envisager des états généraux de l’Europe des métiers. Mais nous devons également nous tourner vers l’opinion, vers les partis politiques. C’est pour cela que j’ai accepté toutes les invitations qui nous ont été adressées.
Daniel Le Scornet, dans le livre, évoque une éventuelle rencontre avec les centrales syndicales.
ROLAND GORI. Il y a eu avec elles une réunion publique et une réunion privée. Les syndicats nous ont dit : l’évaluation que vous dénoncez, nous la subissons depuis longtemps. Donc, l’idée est venue : pourquoi ne pas partager, lors d’un colloque d’une journée, nos expériences, nos analyses ? Daniel Le Scornet a avancé l’échéance du printemps 2010. Pourquoi pas ? Car après tout, les évaluations dans nos secteurs, c’est l’équivalent du contre-maître avec son chronomètre dans les chaînes de production du « passé ».
Comment vous situez-vous sur le terrain politique, sachant que la période à venir va être celle des élections régionales et des débats qu’elles vont susciter ?
ROLAND GORI. L’Appel des appels est un mouvement, pas un périmètre bien défini qui permettrait des alliances, des mots d’ordre, des consignes de vote. Il a un côté un peu nébuleux qui fait sa force et sa limite. Après, à titre personnel, chacun s’engage comme il veut. Il existe évidemment des affinités électives à partir des combats que nous menons. Pour ma part, chaque fois que j’ai été invité à faire connaître nos analyses, nos commentaires, et que j’ai été, d’une certaine façon, le porte-parole du collectif, j’ai répondu aux sollicitations. J’ai été invité par Daniel Cohn-Bendit, par Manuel Valls avec Serge Portelli, par le Parti communiste à la Fête de l’Humanité, par le Front de gauche, Alain Krivine, lors des rencontres récentes de Pétrarque, cet été a dit que le NPA nous soutenait aussi. Pour le dire très simplement, c’est au Front de gauche que j’ai trouvé le plus d’écoute. C’est comme ça, je ne vois pas pourquoi il faudrait, au nom d’une neutralité de façade, s’en cacher. Mais cela peut être différent pour d’autres. Lorsque je me suis rendu à la Mutualité, à l’invitation du Front de gauche, des « appelants » des Bouches-du- Rhône, où je réside, m’ont envoyé des mails qui se résumaient à ceci : alors, si l’Appel des appels doit se terminer comme ça ! Je sais que des « appelants » sont réticents à l’intervention sur le terrain politique.
Personnellement, cette intervention ne me gêne pas, à condition de ne pas s’approprier le travail collectif et de bien préciser que l’intervention relève du choix de chacun pour la défense des valeurs de tous.
BARBARA CASSIN. Moi, je dirais d’abord que l’Appel n’est pas de droite. Ce que ce n’est pas, c’est clair. Ce que c’est, politiquement, c’est autre chose, c’est autre chose pour de vraies raisons. La résistance à ce dont nous ne voulons pas est notre trait d’union. Il est extrêmement précieux. Je suis de ceux qui pensent que la résistance est une très bonne forme d’engagement politique. À partir de là, chacun peut avoir le point d’ancrage qu’il souhaite.
Une chose frappe à la lecture du livre, concernant la contestation des valeurs et du système, c’est sa radicalité politique…
BARBARA CASSIN. Cette radicalité que vous avez ressentie, elle existe. Au fond, c’est presque un miroir, c’est le retour à l’envoyeur. Les discours de Sarkozy, accompagnant les actes, sont des discours dont la violence est la marque de cette société dont nous ne voulons pas. La force de notre « non » est à la mesure de la force de l’imposition. C’est d’ailleurs pourquoi les éditeurs et les directeurs de collection, Alain Badiou et moi-même, nous avons tenu à publier les extraits significatifs des propos de Sarkozy.
ROLAND GORI. Ce que propose Nicolas Sarkozy ne tient pas qu’à lui. Serge Portelli a raison de parler de sarkozysme sans Sarkozy. Au sujet de la radicalité, on peut citer Marx : « Être radical, c’est prendre les choses à la racine. » Si on prend les choses à la racine, il y a énormément de choses à faire. Nous y sommes prêts.
TABLE RONDE RÉALISÉE PAR CHARLES SILVESTRE
(*) L’Appel des appels. Pour une insurrection des consciences, sous la direction de Roland Gori, Barbara Cassin, Christian Laval, Éditions Mille et Une Nuits. 19 euros.-
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