Délinquance sexuelle : punir ou éliminer ?, par Cécile Prieur
LE MONDE | 05.11.09 |
http://abonnes.lemonde.fr/opinions/article/2009/11/05/delinquance-sexuelle-punir-ou-eliminer-par-cecile-prieur_1263131_3232.html
Le jury populaire qui a condamné Francis Evrard, le 30 octobre, ne s'y est pas trompé. Malgré l'horreur du crime que ce pédophile a commis en récidive - la séquestration et le viol d'un enfant de 5 ans, le petit Enis -, c'est bien un homme qu'a condamné la cour d'assises de Douai et non "une bête" comme l'avait qualifié l'avocat général. Le verdict de trente années de réclusion criminelle assorti d'une peine de sûreté de vingt ans et d'une obligation de soins, alors que le parquet général réclamait la peine maximale - la réclusion criminelle à perpétuité - signe la volonté du jury d'inscrire le condamné du côté des hommes en ne fermant pas la porte à l'idée d'amendement.
A une époque où la figure du délinquant sexuel est l'objet d'une surenchère sécuritaire du gouvernement, le choix des jurés de Douai mérite d'être salué : il sonne comme une prise de distance face aux réponses toujours plus simplistes qu'engendre ce sujet brûlant.
Le contexte ne se prêtait pourtant pas à une condamnation mesurée. Un mois avant l'ouverture du procès de Francis Evrard, le viol et le meurtre d'une femme en forêt de Rambouillet, commis par un récidiviste, donnait l'occasion au gouvernement de brandir un thème qui lui est cher : la répression des infractions à caractère sexuel, dont la pénalisation ne semble plus connaître de bornes. Suivant une logique désormais rodée de communication politique, la ministre de la justice, Michèle Alliot-Marie, a immédiatement exhumé, sur commande du chef de l'Etat, un texte de loi qui s'assoupissait dans les cartons de la chancellerie. Comme toujours après un fait divers, il s'agit de signifier à l'opinion que la souffrance des victimes est entendue et que tout sera mis en oeuvre pour que l'acte réprouvé ne se reproduise plus.
Ce nouveau projet de loi de lutte contre la récidive sera débattu les 17 et 18 novembre à l'Assemblée nationale. Il viendra compléter la loi de "rétention de sûreté" adoptée en 2008 en réponse, déjà, à l'affaire de Francis Evrard. Mme Alliot-Marie a précisé que la future législation permettrait la réincarcération d'un condamné libéré qui se serait soustrait à une obligation de soins de type "castration chimique" - en réalité un traitement inhibiteur de la libido, qui est efficace dans certains cas, mais n'est pas indiqué pour tous les délinquants sexuels. Puis elle a ouvert la porte à une "réflexion" sur la "castration physique" des délinquants sexuels.
Cette dernière proposition ferait presque sourire si le sujet n'était si grave. La garde des sceaux reprenait en l'espèce une demande formulée par Francis Evrard lui-même, sans craindre d'accorder du crédit aux propos d'un condamné considéré comme pervers et manipulateur. Or la castration physique, qui consiste en l'ablation des testicules et non du pénis, n'est en rien une garantie contre les pulsions déviantes. Et si elle est pratiquée aux Etats-Unis, au Canada, en Suisse et en République tchèque, elle est considérée partout ailleurs comme une barbarie : "La castration chirurgicale est une intervention mutilante et irréversible, estimait le Comité pour la prévention de la torture, organe du Conseil de l'Europe, en 2008. Elle ne peut pas être considérée comme une nécessité médicale pour le traitement des délinquants sexuels."
La garde des sceaux est-elle allée trop loin dans la surenchère ? Le Front national, conscient que la majorité chasse à nouveau sur ses terres à l'approche des élections régionales de mars 2010, ne s'y est pas trompé. Il a réclamé la "castration de la tête" des pédophiles, et donc le rétablissement de la peine de mort. L'extrême droite souligne ainsi l'indicible du message gouvernemental en matière de délinquance sexuelle : au-delà de punir pointe la tentation d'éliminer.
Depuis 1998, année de la loi instaurant le suivi socio-judiciaire des délinquants sexuels, une kyrielle de textes législatifs s'est succédé pour accroître le filet pénal contre les pédophiles. Insidieusement, on est passé d'une logique individualisée de sanction, qui caractérise le droit pénal classique, à une logique de risque, de "dangerosité" potentielle d'un individu dont il s'agit de se prémunir. La loi sur la rétention de sûreté a consacré ce changement de paradigme en créant une possibilité de retenue des criminels sexuels, une fois leur peine purgée, en fonction de leur dangerosité. Il ne s'agit plus seulement de condamner un passage à l'acte, mais de tout faire pour s'en prémunir.
"Avec la rétention de sûreté, le criminel est oublié au profit des dangers encourus par les victimes potentielles", analyse le magistrat Denis Salas dans l'ouvrage collectif Un droit pénal postmoderne ? (PUF), sous la direction de Michel Massé, Jean-Paul Jean et André Guidicelli. "Les finalités habituelles de la peine disparaissent devant une fonction de neutralisation pure et simple. (...) Plus rien ne masque une volonté d'exclusion fondée sur des postulats d'incurabilité et d'appartenance à des catégories à risque." Dans un précédent ouvrage, Denis Salas dénonçait le "populisme pénal" des pouvoirs publics : quand l'insistance sur la dignité des uns (les victimes) en vient à nier celle des autres (les agresseurs potentiels) au risque de bafouer les droits les plus élémentaires de l'homme.
Courriel : prieur@lemonde.fr.
Cécile Prieur (Service France)
LE MONDE | 05.11.09 |
http://abonnes.lemonde.fr/opinions/article/2009/11/05/delinquance-sexuelle-punir-ou-eliminer-par-cecile-prieur_1263131_3232.html
Le jury populaire qui a condamné Francis Evrard, le 30 octobre, ne s'y est pas trompé. Malgré l'horreur du crime que ce pédophile a commis en récidive - la séquestration et le viol d'un enfant de 5 ans, le petit Enis -, c'est bien un homme qu'a condamné la cour d'assises de Douai et non "une bête" comme l'avait qualifié l'avocat général. Le verdict de trente années de réclusion criminelle assorti d'une peine de sûreté de vingt ans et d'une obligation de soins, alors que le parquet général réclamait la peine maximale - la réclusion criminelle à perpétuité - signe la volonté du jury d'inscrire le condamné du côté des hommes en ne fermant pas la porte à l'idée d'amendement.
A une époque où la figure du délinquant sexuel est l'objet d'une surenchère sécuritaire du gouvernement, le choix des jurés de Douai mérite d'être salué : il sonne comme une prise de distance face aux réponses toujours plus simplistes qu'engendre ce sujet brûlant.
Le contexte ne se prêtait pourtant pas à une condamnation mesurée. Un mois avant l'ouverture du procès de Francis Evrard, le viol et le meurtre d'une femme en forêt de Rambouillet, commis par un récidiviste, donnait l'occasion au gouvernement de brandir un thème qui lui est cher : la répression des infractions à caractère sexuel, dont la pénalisation ne semble plus connaître de bornes. Suivant une logique désormais rodée de communication politique, la ministre de la justice, Michèle Alliot-Marie, a immédiatement exhumé, sur commande du chef de l'Etat, un texte de loi qui s'assoupissait dans les cartons de la chancellerie. Comme toujours après un fait divers, il s'agit de signifier à l'opinion que la souffrance des victimes est entendue et que tout sera mis en oeuvre pour que l'acte réprouvé ne se reproduise plus.
Ce nouveau projet de loi de lutte contre la récidive sera débattu les 17 et 18 novembre à l'Assemblée nationale. Il viendra compléter la loi de "rétention de sûreté" adoptée en 2008 en réponse, déjà, à l'affaire de Francis Evrard. Mme Alliot-Marie a précisé que la future législation permettrait la réincarcération d'un condamné libéré qui se serait soustrait à une obligation de soins de type "castration chimique" - en réalité un traitement inhibiteur de la libido, qui est efficace dans certains cas, mais n'est pas indiqué pour tous les délinquants sexuels. Puis elle a ouvert la porte à une "réflexion" sur la "castration physique" des délinquants sexuels.
Cette dernière proposition ferait presque sourire si le sujet n'était si grave. La garde des sceaux reprenait en l'espèce une demande formulée par Francis Evrard lui-même, sans craindre d'accorder du crédit aux propos d'un condamné considéré comme pervers et manipulateur. Or la castration physique, qui consiste en l'ablation des testicules et non du pénis, n'est en rien une garantie contre les pulsions déviantes. Et si elle est pratiquée aux Etats-Unis, au Canada, en Suisse et en République tchèque, elle est considérée partout ailleurs comme une barbarie : "La castration chirurgicale est une intervention mutilante et irréversible, estimait le Comité pour la prévention de la torture, organe du Conseil de l'Europe, en 2008. Elle ne peut pas être considérée comme une nécessité médicale pour le traitement des délinquants sexuels."
La garde des sceaux est-elle allée trop loin dans la surenchère ? Le Front national, conscient que la majorité chasse à nouveau sur ses terres à l'approche des élections régionales de mars 2010, ne s'y est pas trompé. Il a réclamé la "castration de la tête" des pédophiles, et donc le rétablissement de la peine de mort. L'extrême droite souligne ainsi l'indicible du message gouvernemental en matière de délinquance sexuelle : au-delà de punir pointe la tentation d'éliminer.
Depuis 1998, année de la loi instaurant le suivi socio-judiciaire des délinquants sexuels, une kyrielle de textes législatifs s'est succédé pour accroître le filet pénal contre les pédophiles. Insidieusement, on est passé d'une logique individualisée de sanction, qui caractérise le droit pénal classique, à une logique de risque, de "dangerosité" potentielle d'un individu dont il s'agit de se prémunir. La loi sur la rétention de sûreté a consacré ce changement de paradigme en créant une possibilité de retenue des criminels sexuels, une fois leur peine purgée, en fonction de leur dangerosité. Il ne s'agit plus seulement de condamner un passage à l'acte, mais de tout faire pour s'en prémunir.
"Avec la rétention de sûreté, le criminel est oublié au profit des dangers encourus par les victimes potentielles", analyse le magistrat Denis Salas dans l'ouvrage collectif Un droit pénal postmoderne ? (PUF), sous la direction de Michel Massé, Jean-Paul Jean et André Guidicelli. "Les finalités habituelles de la peine disparaissent devant une fonction de neutralisation pure et simple. (...) Plus rien ne masque une volonté d'exclusion fondée sur des postulats d'incurabilité et d'appartenance à des catégories à risque." Dans un précédent ouvrage, Denis Salas dénonçait le "populisme pénal" des pouvoirs publics : quand l'insistance sur la dignité des uns (les victimes) en vient à nier celle des autres (les agresseurs potentiels) au risque de bafouer les droits les plus élémentaires de l'homme.
Courriel : prieur@lemonde.fr.
Cécile Prieur (Service France)
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