Par Valentine Faure Publié le 20 mars 2022
La version révisée du DSM-5, l’ouvrage de référence américain qui décrit et classifie les troubles mentaux, a ajouté à sa liste des signes de dépression qui perdurent un an après la mort d’un proche. Certains psychiatres dénoncent une pathologisation d’un chagrin « normal ».
Selon le psychiatre Patrick Landman, ici en 2013, « faire du deuil prolongé une pathologie va dans le sens de la psychiatrisation et de la médicalisation de la vie quotidienne ».
Un nouveau trouble psychiatrique est né. Une version révisée du DSM-5, le célèbre manuel des diagnostics et troubles mentaux de l’Association américaine de psychiatrie (APA), sortie le 18 mars, comporte une nouvelle pathologie parmi les 265 répertoriées : le « trouble du deuil prolongé ».
« Les circonstances dans lesquelles nous vivons, avec plus de 675 000 décès dus au Covid aux Etats-Unis, peuvent accentuer le risque de faire face à un trouble du deuil prolongé, a déclaré la présidente de l’APA, Vivian B. Pender, dans un communiqué du 23 septembre. Si vous avez récemment perdu un proche, il est très important de faire le point. Le chagrin dans ces circonstances est normal, mais pas à certains niveaux et pas la majeure partie de la journée, presque tous les jours, pendant des mois. » Qu’est-ce qu’un chagrin « normal » pour une personne endeuillée ? Ce dernier ajout au DSM pose à nouveau la question de la frontière entre le normal et le pathologique.
Le contenu du DSM fait débat depuis des années. Publié pour la première fois en 1952, avec une liste de moins de 100 psychopathologies, le DSM est devenu au fil des ans le manuel de référence des psychiatres. Il est utilisé dans les tribunaux, les prisons ou les écoles, et permet l’accès aux soins et aux remboursements. Toujours plus épais, il est jugé responsable de l’extension du domaine du pathologique. Le psychiatre parisien Patrick Landman a même fondé le collectif Stop DSM, en 2010.
« Faire du deuil prolongé une pathologie va dans le sens de la psychiatrisation et de la médicalisation de la vie quotidienne, juge Patrick Landman. Dans le DSM, les variations de la norme sont très restreintes. » S’il admet que des deuils peuvent devenir pathologiques, il met en garde contre un « diagnostic de circonstance », opportuniste en période de pandémie. « La structure psychique des gens n’a pas changé parce que les circonstances sociales changent. Le deuil fait partie de la condition humaine. »
« Diagnostic stupide »
Les DSM-III et IV considéraient que les personnes en deuil échappaient au diagnostic de trouble majeur dépressif : il était considéré comme normal de présenter des signes de dépression après la perte d’un être cher. En 2013, le DSM-5 fait sauter cette « clause » d’exception : il reconnaît que le deuil n’immunise pas le patient contre la dépression et qu’il la précipite souvent. Cette décision a fait suite à de longues et vives critiques, dont celle d’Allen Frances, professeur émérite à Duke et directeur de l’équipe du DSM-IV (1994).
« Il n’y a pas de consensus entre les scientifiques sur la manière de classer les maladies mentales. Sur la schizophrénie, par exemple, certains médecins disent qu’elle n’existe pas, d’autres qu’il y a vingt-six sortes de schizophrénies. » Hervé Guillemain, historien de la santé
« La médicalisation du deuil normal stigmatise et réduit la normalité et la dignité de la douleur, court-circuite le traitement existentiel de la perte, réduit la confiance dans les nombreux rituels culturels bien établis de consolation du deuil, et soumettrait de nombreuses personnes à un traitement médicamenteux inutile et potentiellement dangereux », écrivait-il, en mai 2010, dans Psychiatric Times.
Dans la version remaniée en 2022, le deuil prolongé fait désormais l’objet d’un trouble à part, qui peut être diagnostiqué au plus tôt un an après le décès d’un proche – six mois pour les enfants. Un « diagnostic stupide », s’insurge Allen Frances, le 5 mars, sur Twitter. « Aucun critère scientifique ne permet de dire quand un deuil est suffisamment long pour être pathologique », analyse Steeves Demazeux, philosophe et historien des sciences et auteur de Qu’est-ce que le DSM ? (Ithaque, 2013).
« Il n’y a pas de consensus entre les scientifiques sur la manière de classer les maladies mentales, rappelle Hervé Guillemain, historien de la santé, auteur notamment d’Extension du domaine psy (PUF, 2014). Tout cela est très fragile, contingent, contextuel. Sur la schizophrénie, par exemple, les médecins ne sont pas d’accord, certains disent qu’elle n’existe pas, d’autres qu’il y a vingt-six sortes de schizophrénies. »
Un immense besoin d’écoute
« Ce qui est à la mode dans la psychiatrie, poursuit Steeves Demazeux, c’est de dire que les maladies ne sont pas catégorielles, mais “dimensionnelles”. Que le modèle à prendre n’est pas le cancer ou une maladie infectieuse comme le Covid, que l’on a ou pas, mais plutôt le cholestérol, pour lequel il n’y a pas de limite claire entre normal et pathologique. » Ainsi du modèle HiTOP, pour « taxonomie hiérarchique de la psychopathologie », qui repose sur l’idée que la psychopathologie existe dans un continuum avec le fonctionnement normal.
Pour leur part, les instituts nationaux de santé américains (les institutions gouvernementales de recherche médicale) se sont désolidarisés du DSM-5, jugé trop faible sur le plan scientifique, et financent une autre classification : le Research Domain Criteria (RDoC). Celle-ci vise à intégrer à la compréhension des maladies mentales les recherches modernes en génétique, en neurosciences et en science du comportement.
En France, « les critiques émanent surtout des courants psychanalytiques, opposés à cette psychiatrie qui favorise à leurs yeux la médicalisation de l’existence, et pas l’écoute, la parole », explique Patrick Landman. Plutôt qu’une épidémie de deuils pathologiques, il constate que le Covid-19 a surtout généré un immense besoin d’écoute. « Je suis débordé de gens qui veulent parler. L’être parlant prend sa revanche sur l’homme neuronal. »