par Hélène L’Heuillet, Psychanalyste et professeure de philosophie à l’université Paris-Sorbonne
publié le 5 janvier 2023
Le 10 décembre dernier, la ministre des Solidarités et des Familles, Aurore Bergé, sema l’émoi dans la toute nouvelle commission sur la parentalité, officiellement lancée le lendemain, en menaçant de peines en travaux d’intérêt général les «parents défaillants». Serge Hefez, qui la préside, s’écria aussitôt sur France Info qu’il n’avait accepté la mission gouvernementale que pour soutenir les familles en difficulté et non «pour surveiller et punir» – en référence au célèbre livre de Michel Foucault de 1975.
A dire vrai, le malentendu entre l’Etat et la société sur ce sujet date déjà de quelques dizaines d’années, les dispositifs d’aide aux parents apparus dans des cadres associatifs dans les années 90 ayant rapidement suscité la convoitise des pouvoirs publics… dans un but plus orthopédique que philanthropique. La source d’une telle récupération réside dans la notion même de «parents défaillants».
Si l’idée n’était pas dangereuse, elle pourrait faire sourire, tant elle fait écho à la névrose parentale ordinaire. Même passé par le divan d’un psychanalyste, le parent ne manque généralement pas de se sentir défaillant à la moindre difficulté rencontrée par son enfant. «Qu’ai-je raté ?» s’interroge le père ou la mère qui se reproche, tour à tour, d’avoir été trop et pas assez présent·e, trop ou pas assez autoritaire, inattentif ou intrusif à contretemps. Le pire est que c’est le plus souvent vrai, car dans l’éducation comme dans la vie, c’est seulement rétroactivement et trop tard que l’on sait à coup sûr comment on devait se comporter.
De plus, dans l’éducation comme dans la vie, il n’est ni possible ni souhaitable de supprimer le défaut, le ratage, le désordre. Les défauts des parents fondent la nécessaire plainte à leur égard. Comment prendre sa place dans l’existence, comment devenir soi-même parent si ce n’est en se promettant d’éviter les erreurs de ses ascendants… pour en commettre d’autres ?
Les failles parentales sont le creux où vient se loger notre désir de construire notre propre vie. La volonté de les combler procède d’un idéal parental narcissique, qui n’a cure de la structuration subjective des enfants, mais vise un brevet imaginaire de bonne conduite éducative. De plus, le parent défaillant, c’est toujours «l’autre».
Le gouvernement ne s’intéresse pas au malaise contemporain des enfants
Bien sûr, il existe des parents réellement défaillants, toxiques et maltraitants. Mais ils ne le sont pas en raison d’une quelconque ignorance de «ce que signifie être parent». Ce ne sont pas les parents incestueux qui sollicitent de l’aide. La perversion se dissimule au contraire derrière une perfection de façade. En famille comme en société, l’abus de pouvoir ne relève pas d’un défaut de savoir. Ce n’est pas par l’éducation, serait-elle celle des parents, qu’on s’en protège mais par des contre-pouvoirs. La parentalité n’est pas affaire de compétence mais de place qu’on occupe en respectant celle de l’enfant.
La croyance en une science de la parentalité se heurte à un vice que les logiciens nomment «la régression à l’infini» (qui éduque ceux qui éduquent, etc.). C’est cette logique irréductible que Freud rappelait en disant qu’éduquer était une tâche impossible. La volonté de contourner cet impossible expose à des remèdes pires que les maux, car elle entre en congruence avec la problématique incestueuse de la non-séparation. Peut être qualifié d’«incestueux», conformément à l’étymologie, tout ce qui entrave la mise en place d’une coupure psychique entre membres d’une même famille, entre parents et enfants.
Le gouvernement ne fait pas mystère de ses intentions. Il ne s’intéresse pas au malaise contemporain des enfants, lequel prend effectivement parfois la forme de la violence, contre les autres ou contre leur propre personne. Les nouvelles politiques publiques de la famille se donnent pour but déclaré l’ordre et la tranquillité publics à la suite des émeutes dans les villes françaises au début de l’été dernier. Par un jeu de passe-passe étonnant, celles-ci sont devenues un problème de parentalité alors qu’elles étaient, très explicitement également, un cri de colère contre l’injustice. L’idée de «parents défaillants» sert donc à définir une «ortho-parentalité» dont les échecs et les réussites pourraient être mesurées et évaluées à la capacité des parents à empêcher leurs enfants de se révolter.
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