Des cas d'"hikikomori" en France
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Touchant essentiellement les garçons, l'"hikikomori" se manifeste, en l'absence de schizophrénie ou de retard mental, par un mode de vie centré sur le domicile, un intérêt ou un désir nuls pour l'école ou le travail, et la persistance des symptômes depuis plus de six mois.
Le phénomène est surtout observé au Japon. Le docteur Alan Teo, psychiatre à l'université du Michigan à Ann Arbour, a publié, en mars, dans l'International Journal of Social Psychiatry, un article sur le premier cas d'hikikomori observé aux Etats-Unis : un homme de 30 ans, qui a vécu reclus pendant trois ans dans son appartement. "La première année, il est resté dans un cabinet de toilettes assez spacieux, se nourrissant de plats qu'on lui apportait, a-t-il expliqué. Ne se lavant pas, déféquant et urinant dans des seaux et des bouteilles, il passait son temps sur Internet et devant des jeux vidéo. Il avait déjà vécu un semblable épisode de retrait social qui avait duré plusieurs années quand il avait 20 ans. A chaque fois, il souffrait de dépression sévère." Le patient a accepté de suivre une thérapie cognitive comportementale au terme de laquelle il est en rémission.
LE PHÉNOMÈNE "HIKIKOMORI", VU PAR L'ILLUSTRATEURJONATHAN HARRIS
"Au cours de leur vie, 1,2 % des Japonais en sont atteints, selon l'unique étude rigoureuse sur l'épidémiologie de ce phénomène, précise le professeur Takahiro Kato, du département de neuropsychiatrie de l'université de Kyushu, au Japon. Par ailleurs, une enquête recense 264 000 cas de hikikomori au Japon [sur un total de 127 millions d'habitants], auxquels il convient d'ajouter 460 000 personnes qui vont le devenir." Selon lui, "dans un avenir proche, il y aura près de 1 million de cas au Japon, ce qui aura un impact socio-économique dans ce pays".
Certains spécialistes n'hésitent d'ailleurs pas à qualifier ce phénomène d'épidémie. La situation est d'autant plus complexe qu'on ne compte que 169 pédopsychiatres dans l'Archipel, alors que les premiers signes d'absentéisme scolaire ou d'isolement peuvent parfois être repérés dès l'âge de 12-13 ans. En outre, certains parents, honteux d'avoir un enfant concerné, tardent à consulter. Il peut aussi exister de la part de l'entourage familial une tolérance, voire une indulgence vis-à-vis du jeune reclus, qui, lui, refuse souvent toute consultation médicale.
Les hikikomoris souffrent fréquemment d'une pathologie psychiatrique qui sous-tend l'isolement. Certains cas ne s'accompagnent pas de trouble mental - ou du moins, s'il en existe un, sa présence ne suffit pas à justifier le comportement de retrait et de claustration. Surtout, ce phénomène n'est pas lié à ce qu'on dénomme abusivement "addiction" au Web ou aux jeux vidéo. En réalité, fait remarquer le professeur Kato, Internet et les jeux vidéo contribuent simplement à réduire le besoin de communication en tête-à-tête avec ses semblables.
DÉVELOPPEMENT CROISSANT
Pour le neuropsychiatre, "les changements du mode de vie familial et social expliquent en grande partie le développement croissant du phénomène". Il poursuit : "La famille traditionnelle japonaise, qui comptait beaucoup d'enfants vivant sous le même toit avec les grands-parents, a cédé la place à une cellule familiale dont le père et la mère travaillent, qui compte moins d'enfants et reçoit moins de soutien des proches comme des voisins. Tout ceci rend l'hikikomori plus visible et plus problématique."
Serait également en cause l'intense pression du système scolaire, auquel peuvent s'ajouter les brimades que subissent certains élèves.
Le psychiatre et psychanalyste français Serge Tisseron émet quant à lui une hypothèse. "Le hikikomori, dit-il, pourrait représenter à l'adolescence un comportement de repli à l'intérieur de soi qui permettrait de manière inconsciente de gérer les émotions, les conflits, les inquiétudes relatives à l'avenir, en évitant l'entrée dans une pathologie psychiatrique, telle qu'un effondrement dépressif ou le développement d'une phobie."
Observé au Japon, l'hikikomori n'est pourtant pas lié à la seule culture japonaise, comme en témoigne la présence de cas à Oman, en Espagne, en Italie, en Corée du Sud et, depuis peu, en France. Le docteur Marie-Jeanne Guedj-Bourdiau, responsable du Centre psychiatrique d'orientation et d'accueil (CPOA) à l'hôpital Saint-Anne à Paris, a recensé, "au cours des quinze derniers mois, une trentaine de cas qui concernent des adolescents à partir de 16 ans mais aussi des jeunes gens de 25-30 ans qui ont une vie sociale des plus réduites après avoir eu des difficultés à terminer leurs études supérieures".
CONSULTATIONS TARDIVES
Dans un récent article paru dans les Annales médico-psychologiques, cette psychiatre décrit 21 cas d'hikikomoris dont 20 ont été visités à domicile après une demande d'aide urgente au CPOA de la part de la famille. La honte voire la culpabilité qu'éprouve la famille entraîne de longs retards à la prise de décision de consulter, presque toujours liée à la volonté des parents de soustraire leur enfant à son isolement ou à la crainte d'un passage à l'acte. Ces adolescents étaient cloîtrés depuis plus d'un an et n'avaient pas conscience du caractère anormal de leur conduite. Sur les 21 cas, 16 avaient une pathologie psychiatrique concomitante.
Les visites répétées à domicile de la part d'un thérapeute, avec l'accord de la famille - elle-même prise en charge par un autre soignant - sont le seul moyen d'entrer en contact avec ces jeunes. Néanmoins,"l'hospitalisation est nécessaire lorsque la claustration est trop installée et invalidante", souligne le docteur Guedj-Bourdiau. "Il arrive que l'entourage nous rapporte, un ou deux ans plus tard, la réapparition des symptômes. En effet, comme toute conduite anormale, le retrait social a tendance à se reproduire", note la psychiatre. Elle ajoute cependant que "ces adolescents, une fois soignés, nous remercient de leur avoir tendu la main en pleine souffrance et de les avoir sortis de l'enfer".
Marc Gozlan