par Claire Moulène, envoyée spéciale à Metz publié le 5 janvier 2024
Au moyen d’une illusion d’optique dont l’artiste argentin Leandro Erlich a l’habitude, une des premières pièces de la dense exposition «Lacan» au centre Pompidou-Metz place le spectateur à la place de l’analyste derrière son bureau, puis de l’analyste sur son fauteuil, ensuite de l’analysé sur le divan, et ainsi de suite… Ce «Cabinet du psychanalyste» (El Consultorio del Psicoanalista, 2005), qui repose sur un miroir sans tain et un espace dédoublé, dispositif amusant plus que renversant, a le mérite d’annoncer la perspective et la règle du jeu choisie pour l’exposition : l’art y est montré au prisme, non pas déformant mais déstabilisant, de la pensée lacanienne, sans que les places ne soient assignées. Dans chacune des sections, rigoureusement titrées d’un concept du psychanalyste («Le stade du miroir», «lalangue», «Nom-du-Père», «objet a»), les œuvres éclairent, approfondissent, élargissent, éparpillent la réflexion sans se contenter de l’illustrer.
par Claire Moulène, envoyée spéciale à Metz
Au moyen d’une illusion d’optique dont l’artiste argentin Leandro Erlich a l’habitude, une des premières pièces de la dense exposition «Lacan» au centre Pompidou-Metz place le spectateur à la place de l’analyste derrière son bureau, puis de l’analyste sur son fauteuil, ensuite de l’analysé sur le divan, et ainsi de suite… Ce «Cabinet du psychanalyste» (El Consultorio del Psicoanalista, 2005), qui repose sur un miroir sans tain et un espace dédoublé, dispositif amusant plus que renversant, a le mérite d’annoncer la perspective et la règle du jeu choisie pour l’exposition : l’art y est montré au prisme, non pas déformant mais déstabilisant, de la pensée lacanienne, sans que les places ne soient assignées. Dans chacune des sections, rigoureusement titrées d’un concept du psychanalyste («Le stade du miroir», «lalangue», «Nom-du-Père», «objet a»), les œuvres éclairent, approfondissent, élargissent, éparpillent la réflexion sans se contenter de l’illustrer.
Echapper au dogme, à la «marque Lacan», osent même les commissaires Marie-Laure Bernadac et Bernard Marcadé, ébranler la statue du commandeur en somme ; voilà le défi de cette exposition qui, pour ne pas céder à la tentation hagiographique, prend au pied de la lettre la formule torsadée du psychanalyste lui-même : «En sa matière [la psychanalyse, ndlr], l’artiste toujours le précède et il n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie.»
Entremêler les régimes du voir
Chez Jacques Lacan, comme dans l’art, tout est affaire de regard. Marcel Duchamp, invité en majesté dans l’exposition, ne disait pas autre chose en rappelant que ce sont «les regardeurs qui font (aussi) le tableau». Ainsi la scène (de crime) que le visiteur peut épier à travers deux œilletons, reconstituée par l’artiste français et grand duchamphile Mathieu Mercier à partir de l’Etant donnés resté au musée de Chicago, nous transforme en complices involontaires. Pour parfaire son piège scopique, dit la petite histoire, Duchamp aurait à son tour regardé de près un autre chef-d’œuvre jalousement gardé par le psychanalyste qui en avait fait l’acquisition en 1955. Or, l’Origine du monde de Courbet, célébrissime tableau désormais propriété du musée d’Orsay après avoir longtemps séjourné à l’abri des regards dans la maison de campagne de Lacan, a à son tour changé de statut, nous racontent les commissaires dans l’entretien qu’ils nous ont accordé en marge de l’exposition. Objet de regard pour les voyeurs, la peinture est devenue un objet qui nous regarde.
Aussi, une fois passée la sage introduction qui donnera aux égarés quelques clés sur la vie de Lacan, l’exposition ne cesse d’entremêler les régimes du voir. Elle regarde ainsi tour à tour les œuvres dont Lacan s’est approché, des inépuisables Ménines de Velázquez auxquelles il n’a cessé de revenir, en passant par les paysages amollis de Salvador Dalí à qui Lacan dédia sa thèse sur la paranoïa critique, ou le Caravage et son Narcisse dangereusement penché sur sa propre image qui, pour l’occasion, a fait le chemin depuis Rome.
Steppes géométriques
Des œuvres que Lacan a regardées donc, mais aussi des œuvres qui regardent la pensée de Lacan. Qui rejouent, chez Michelangelo Pistolett ou Laura Lamiel par exemple, le drame du «stade du miroir», «cette folie par quoi l’homme se croit un homme» que Lacan formule très tôt. Ou qui s’aventurent du côté du babil, de «lalangue» qui ronronne et fait entendre, chez Mallarmé mais aussi Marcel Broodthaers ou Raymond Hains, ce qui se joue avant la distinction signifiant-signifié. Des œuvres, encore, qui s’abiment, comme chez Gary Hill, Dora García ou Jean-Luc Moulène, dans les steppes géométriques. Là où Lacan lui-même, les vingt-cinq dernières années de sa vie, chercha dans les «nœuds du fantasme», formules mathématiques et autres figures topologiques (bande de Möbius et nœud borroméen qui lui permirent de lier entre eux trois catégories : le réel, le symbolique et l’imaginaire), à formaliser sa psychanalyse.
Surtout, l’exposition riche d’une impressionnante concentration de chefs-d’œuvre au mètre carré n’a de cesse d’opérer des percées, au propre comme au figuré, qui permettent selon le point de vue que l’on adopte de lire dans un sens ou un autre. Le gigantesque rideau de scène de Latifa Echakhch, qui plie sous son propre poids autant que sous l’amoncellement des nuages qu’il représente, aurait-il quelque chose à voir avec la Condition humaine de Magritte, tableau tautologique qui fascina Lacan ? Retournez-vous, changez de place. Désormais c’est un autre tableau que vous avez sous les yeux et la chute du rideau a visiblement quelque chose à dire et à voir avec les corps morcelés de Louise Bourgeois ou avec cette œuvre au sol de Carl Andre, chemin de croix menant tout droit à la Princesse X de Brancusi. Laquelle, rappellent sans rire les commissaires, ne représentait pas pour Brancusi un phallus mais bel et bien un portrait de Marie Bonaparte, «la première à introduire la psychanalyse en France». Et Carl Andre, «qui mit Priape à terre» mais qui est aujourd’hui rattrapé par l’ombre portée du féminicide dont il fut accusé à l’époque puis acquitté, est ici concurrencé de l’autre côté de l’exposition, dans une autre section tout aussi bavarde, par l’autoportrait travesti de celle qui fut sa compagne mais surtout une grande artiste : Ana Mendieta. Tracez donc une diagonale, rendez-vous de l’autre côté du miroir, où Mendieta donc, mais aussi Michel Journiac, Pierre Molinier ou Cindy Sherman habitent le chapitre «la Femme n’existe pas», formule fameuse de Lacan qui remet en cause l’idée d’une essence de la femme et glisse ainsi un caillou, parmi d’autres, dans la chaussure de son propre père, Sigmund Freud.
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