Selon le décompte effectué sur Facebook par les bénévoles de la page « Féminicides par compagnons ou ex », trente femmes ont été tuées depuis le début de l’année, soit une victime tous les deux jours.
A L’Ile-Rousse et à Ajaccio, deux marches blanches sont organisées, samedi 9 et dimanche 10 mars, à la mémoire de Julie Douib. Agée de 35 ans, cette mère de deux enfants a été abattue à son domicile de L’Ile-Rousse (Haute-Corse), le 3 mars, par son ex-conjoint.
« Nous la citons, nous ne l’oublierons pas… Nous pensons à ses deux enfants, à sa famille, à ses ami(e)s et proches, et à toutes ces existences dévastées par le terrorisme patriarcal conjugal et familial, par ces féminicides perpétrés dans une indifférence médiatique, politique et sociétale, généralisée, révoltante et complice », peut-on lire en guise d’éloge funèbre sur la page Facebook Féminicides par compagnons ou ex.
« On est sidérées devant ces chiffres »
Une poignée de bénévoles épluche chaque jour les journaux régionaux et nationaux pour répertorier les meurtres conjugaux, et les relayer sur cette page. L’objectif : « Rendre un hommage individuel » à ces femmes, mais aussi « montrer que ce ne sont pas des cas isolés mais des victimes d’un véritable fléau social ». Chaque fois, un court texte donne quelques informations avant de renvoyer vers un article de presse.
Selon les militantes qui œuvrent à ce mausolée virtuel, Julie Douib est la trentième femme, depuis le début de l’année, à être victime d’un féminicide conjugal. En 2018, à la même date, dix-huit cas étaient recensés. « On est sidérées devant ces chiffres », confie l’une des administratrices de la page, bien qu’il soit impossible d’en tirer des conclusions à ce stade. Selon leur décompte, une femme a donc été tuée tous les deux jours dans le cadre conjugal depuis le 1er janvier, le plus souvent lors de séparations.
Jusqu’à présent, les statistiques officielles faisaient état d’une femme tuée tous les trois jours. Selon les dernières dont on dispose, 130 morts violentes de femmes au sein du couple ont été enregistrées en 2017. Un chiffre relativement stable depuis plusieurs années, mais « qui ne comptabilise pas les suicides provoqués par les violences conjugales et les décès à l’issue d’hospitalisations de longue durée », tient à préciser Annie Guilberteau, directrice générale de la Fédération nationale des centres d’information sur les droits des femmes et des familles (FNCIDFF).
La prise en compte du danger
Pour les administratrices de la page Facebook consacrée aux féminicides, les auteurs de violences conjugales bénéficient en France d’une « impunité judiciaire scandaleuse ». Le dernier cas recensé, celui de Julie Douib, est à ce titre éloquent. Elle avait déposé cinq plaintes pour violences conjugales à l’encontre de son ex-conjoint, dont elle était séparée depuis quelques mois.
Toutes les associations qui accompagnent les femmes victimes de violences le savent : les séparations, seul moyen de rompre le cycle des violences, sont synonymes de danger. Certains outils existent pourtant, comme les ordonnances de protection qui prévoient toute une gamme de mesures destinées à protéger les femmes, mais elles sont insuffisamment utilisées, estiment les acteurs de terrain, qui relèvent de fortes disparités selon les départements. En 2016, 1 448 ordonnances de protection ont été délivrées, selon le ministère de la justice. « 10 % d’entre elles sont accordées par des tribunaux en Seine-Saint-Denis », affirme Ernestine Ronai, à la tête de l’Observatoire des violences envers les femmes du département.
La Seine-Saint-Denis a en premier expérimenté un autre dispositif qui a depuis fait les preuves de son efficacité : le « téléphone grave danger », attribué par les procureurs après une évaluation, faite par des associations agréées, du danger encouru par les femmes. Depuis son déploiement progressif à l’échelle nationale fin 2014, 900 victimes ont pu en bénéficier. « Ce qu’il faut changer, c’est la prise en compte du danger des violences conjugales », insiste Ernestine Ronai.
« Je suis seule »
De fait, les femmes battues qui enclenchent la séparation se retrouvent dans une situation de grande vulnérabilité. Le récit de Justine (son prénom a été changé à sa demande), qui craint d’être « la 31e victime sur la liste des féminicides », témoigne de ce sentiment d’abandon.
Son histoire débute comme beaucoup d’autres. Une rencontre amoureuse, un couple qui se forme, la naissance d’un enfant. Sauf que derrière la porte du domicile familial, subrepticement, la violence s’installe. Juste après sa grossesse, elle reçoit les premières remarques désobligeantes, quelques insultes, puis des menaces. Leur rythme, au départ ponctuel, s’accélère, et pour finir « c’est du soir au matin ». « C’est allé de dégringolades en dégringolades », dit-elle.
Jusqu’au premier coup, suivi de nombreux autres. Dans son dossier figurent des certificats d’incapacité totale de travail (ITT), jusqu’à trente jours. Justine tente de retravailler après sa grossesse mais dans ce contexte, elle perd petit à petit contact avec le monde professionnel, et cache le mieux qu’elle peut à son entourage ce qui se passe. Elle dépose plusieurs mains courantes, pour alerter. Jusqu’au jour où, après d’énièmes violences, elle appelle une nouvelle fois la police. « Je suis tombée sur un policier très bien qui m’a donné le contact de la cellule consacrée aux victimes au commissariat de ma ville. »
Grâce à leur aide, plus d’un an et demi après les premiers coups, elle trouve le courage de déposer plainte. Quelques jours plus tard, elle saisit en référé le juge aux affaires familiales. Son ex-compagnon quitte le domicile du jour au lendemain, emportant son jeu de clés et lui laissant de lourdes dettes, qui entraînent des difficultés à multiples rebonds dont elle n’est toujours pas sortie. « La réalité c’est qu’aujourd’hui, je suis seule, à l’exception du relais associatif qui me soutient, heureusement », dit Justine.
Une date d’audience est enfin prévue à la fin mars, après plusieurs renvois, pour statuer sur sa demande de pension alimentaire, le droit de visite et d’hébergement et l’autorité parentale, neuf mois après son dépôt de plainte, dont elle n’a par ailleurs aucune nouvelle. Ces délais judiciaires lui paraissent insensés au regard de sa situation.
« Je me bats pour mon enfant, parce que je veux vivre, m’en tirer et reprendre une vie normale », affirme-t-elle. Mais « s’il veut me tuer, le père de mon enfant n’a qu’à tourner la clé de la serrure. Je peux mourir demain ».
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