Par Léa Iribarnegaray Publié le 30 avril 2024
Non, Mathilde Charron n’a pas entendu des voix, même si cela arrive à certains de ses patients. Dès sa première année dans la prestigieuse faculté de médecine de Sorbonne Université, ses oreilles ont chauffé : « Vous n’êtes pas entrés ici pour faire psychiatrie ! », prévenait, dans un amphithéâtre plein à craquer, un non moins réputé professeur des universités-praticien hospitalier.
La jeune femme, 27 ans aujourd’hui, nous éclaire : « Genre, ceux qui choisissent psy, ce sont les plus mauvais, les derniers du classement. Donc si vous êtes à la Sorbonne, vous avez intérêt à faire des “vraies” spécialités somatiques d’organes. La psy, ce n’est pas assez noble et c’est l’asile. » Mathilde, désormais interne en septième semestre de psychiatrie à Paris, a dû se rebiffer contre ces préjugés tenaces. « Encore maintenant, quand je dis que je suis psychiatre, les gens n’entendent pas que je suis médecin. »
Tous les psychiatres et futurs psychiatres collectionnent des anecdotes du même acabit. Encore associée à Vol au-dessus d’un nid de coucou (film américain réalisé par Milos Forman il y a presque cinquante ans) et à d’obsolètes pratiques asilaires, la psychiatrie est rarement reconnue comme une spécialité médicale à part entière. Opaque, anxiogène, synonyme d’enfermement… Ceux qui la choisissent malgré tout seraient aussi « fous » que les gens qu’ils soignent. Ou le deviendraient, par effet de contagion.
Ces bizarreries en tête, les étudiants en médecine se détournent chaque année un peu plus de la profession : aux épreuves classantes nationales, la psychiatrie se retrouve en queue de peloton, dans le top 4 des derniers choix de spécialité, avec la santé publique, la médecine du travail et la biologie. Depuis 2010, 310 postes de psychiatre n’ont pas été pourvus à l’internat, dont 65 % entre 2019 et 2023. En 2023, 67 postes, sur 547 ouverts, sont restés vacants.
#choisirpsychiatrie
Dans le même temps, la santé mentale est devenue un enjeu prioritaire de santé publique, en dégradation constante depuis l’épidémie de Covid-19. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), un Français sur cinq sera touché au moins une fois dans sa vie par des troubles psychiatriques ou une maladie mentale. Le système de santé se heurte donc à un mur, tant le problème est à la fois conjoncturel et structurel : l’augmentation des besoins d’un côté, la pénurie de médecins de l’autre, dont le renouvellement démographique est par ailleurs loin d’être assuré. En 2023, un quart des psychiatres avaient plus de 65 ans.
Face à un tel constat, le Collège national des universitaires de psychiatrie (CNUP) a lancé en janvier une vaste campagne intitulée #choisirpsychiatrie, en partenariat avec l’Association nationale des étudiants en médecine de France (Anemf) et l’Association nationale des internes de psychiatrie en France (Affep). A destination du grand public, et plus spécifiquement des jeunes de 15 à 25 ans, son objectif est d’identifier les ressorts de ce désamour et d’inciter la nouvelle génération à se lancer dans le métier.
« La situation nous inquiète fortement, alerte Olivier Bonnot, président du CNUP et professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’université Paris-Saclay. L’offre de soins est trop faible pour que l’on puisse soigner convenablement l’ensemble de la population. A cela s’ajoute un drame : les troubles psychiatriques ont tendance à s’aggraver si on ne les prend pas en charge. Les personnes qui nous arrivent sont celles qui vont le plus mal et nous demandent le plus de travail alors que nous sommes en sous-effectif. »
La crise de l’hôpital public vient se surajouter à ce manque d’attractivité. Dans certains services de psychiatrie, le « côté repoussoir est très clair », assume Claire Le Men, 33 ans, qui a décidé de devenir autrice de bande dessinée après huit années d’études de médecine à l’université Paris-Descartes, dont quatre semestres d’internat en psychiatrie. « J’ai fait un stage dans un lieu avec des beaux jardins, de la peinture fraîche et d’immenses plateaux d’ergothérapie. Mais c’est vrai, dans certains services, les murs gris et les patients zombis qui bavent derrière une porte fermée… »
Si Claire Le Men a quitté le métier, c’est surtout à cause de son « sentiment d’impuissance » : « On s’implique beaucoup et on a l’impression que les patients rechutent tout le temps. On finit par perdre le sens quand on a le nez dans les comptes rendus d’hospitalisation. J’étais déjà usée et je sentais que l’exercice de la psy érodait mon empathie. »
Rang et prestige
Actuellement en poste dans un centre expert pour les troubles bipolaires, et « très heureuse de [son] choix pour la psy », Mathilde Charron raconte à son tour « les plinthes défoncées, l’eau qui s’est infiltrée… C’est dégueu, pour nous et pour les patients ». Le soir, quand elle rentre, l’interne se dit qu’elle n’a pas pu bien faire son travail. A terme, elle préférerait exercer en libéral. « C’est difficile de réaliser qu’on est quasi maltraitants parfois, on fait comme on peut, mais on n’est pas assez nombreux. »
Comme beaucoup, Mathilde s’est souvent sentie « en décalage ». Dans l’esprit du concours, il faudrait être le meilleur, avoir vécu l’expérience la plus intense en stage, être dans la performance médicale… « Ça ne me faisait pas du tout rêver. Les autres regardaient les constantes des patients, le bilan biologique. Moi, je demandais : est-ce qu’il va bien ? »
La psychiatrie serait aussi moins noble parce que moins sélective ; 62 % des étudiants en médecine la considèrent comme une spécialité « moins prestigieuse que d’autres », selon le baromètre d’image réalisé par l’institut de sondage CSA pour le CNUP. « Les épreuves classantes nationales, c’est un concours : tout ce qui est rare reste davantage plébiscité, observe Jérémy Darenne, président de l’Anemf et étudiant en troisième année de médecine. Le prestige d’une spécialité ne tient pas à la pratique en elle-même, mais au rang nécessaire pour y accéder. Ceux qui veulent psychiatrie font moins d’efforts sur le bachotage : ça ne veut pas dire qu’ils sont moins bons. »
Contrairement aux a priori qui circulent dans les amphis, selon une enquête réalisée en 2021 par l’Association des jeunes psychiatres et des jeunes addictologues (AJPJA), 82 % des internes en psychiatrie ont choisi cette spécialité parce que c’était leur envie première. Donc par conviction, et non par défaut. Un tiers des répondants sont même entrés en médecine dans l’optique de faire de la psychiatrie. Et seulement 3 % d’entre eux ont fait jouer leur « droit au remords » [la possibilité pour un interne de changer de spécialité avant son quatrième semestre].
L’expérience de terrain
Lorsqu’il a opté pour la psychiatrie, Adrien Barret, 38 ans, se souvient de certaines remarques : « Ah mince, t’as eu que ça au classement ? Ça va, c’est pas trop dur ? » Le tout ponctué « d’une moue de dégoût », s’amuse celui qui exerce à présent dans un centre de santé à Paris.
En 2013, la psychiatre Déborah Sebbane, directrice du Centre collaborateur de l’OMS pour la recherche et la formation en santé mentale, en avait fait le sujet de sa thèse. A l’époque, elle écrivait déjà : « L’image négative que renvoient la psychiatrie et les psychiatres est identifiée comme une des causes majeures du déclin du recrutement des psychiatres dans de nombreux pays et pourrait expliquer en France le désintérêt naissant des étudiants en médecine pour la spécialité. » Et voilà que, dix ans plus tard, « c’est branle-bas de combat ! », fustige la doctorante en santé publique. « La description du stigma [de la stigmatisation] n’a pas bougé d’un iota, observe-t-elle. De même que les idées reçues sur la dangerosité rattachée aux fous, restée stable dans l’espace et le temps. »
Mais les enquêtes prouvent que l’expérience de terrain modifie en profondeur les représentations. Etre au contact de personnes qui souffrent de troubles psychiques permet de dédramatiser la charge émotionnelle. Nombre de professionnels réclament ainsi l’ajout d’un stage obligatoire en psychiatrie dans les maquettes des études de médecine.
« Avant d’être exposés à la pratique, les étudiants ont les mêmes préjugés négatifs qui infusent la société », rappelle Boris Nicolle, 32 ans, praticien hospitalier à Pau et vice-président de l’AJPJA. Les soignants eux-mêmes sont susceptibles de véhiculer une distance sociale et des comportements stigmatisants vis-à-vis de leurs patients. Pour la nouvelle génération, il s’agit alors de faire évoluer la culture professionnelle, avec des pratiques plus ouvertes aux autres disciplines. Sans dogme.
Pratiques maltraitantes
Selon l’enquête de l’AJPJA, les internes en psychiatrie souhaitent une meilleure formation, un allégement de la charge administrative et une favorisation du travail en réseau. « On a longtemps été une spécialité un peu à part qui se pense comme le parent pauvre de la médecine. Il y a aujourd’hui une volonté d’exercer autrement », poursuit Boris Nicolle. Le développement des dispositifs ambulatoires, notamment, permettrait aux patients d’avoir une vie plus satisfaisante malgré la maladie.
« On ne peut pas rester dans le marasme, on doit proposer des perspectives pour les générations à venir, remettre en question ce qui dysfonctionne, dont le manque de participation des usagers et des familles, martèle sa collègue Maeva Musso, 32 ans, présidente de l’AJPJA et psychiatre et pédopsychiatre aux hôpitaux Paris Est Val-de-Marne. Des pratiques maltraitantes nous portent préjudice. Les mesures de contrainte sont en augmentation. Il faut que les patients puissent nous refaire confiance. Ça se dégrade du côté des soignants mais il n’y a jamais eu d’âge d’or pour les usagers. »
Car les restrictions de liberté continuent d’exister. Si d’aucuns veulent en souligner la marginalité, certaines pratiques collent à la peau de la discipline et accentuent son manque d’attractivité. « Observez une mise sous contention dans un service d’urgences : bien souvent, une alarme sonne, un infirmier appelle ses copains les plus musclés, on met le patient à terre, on l’attache à son lit… Toute personne en ressort choquée et traumatisée, décrit Tonya Tartour, maîtresse de conférences en sociologie à Sciences Po Bordeaux, spécialiste des questions de santé mentale. Ça fait peur et ça ne donne pas envie aux jeunes de devenir responsables de lieux aussi déshumanisés. »
Mais les enquêtes prouvent que l’expérience de terrain modifie en profondeur les représentations. Etre au contact de personnes qui souffrent de troubles psychiques permet de dédramatiser la charge émotionnelle. Nombre de professionnels réclament ainsi l’ajout d’un stage obligatoire en psychiatrie dans les maquettes des études de médecine.
« Avant d’être exposés à la pratique, les étudiants ont les mêmes préjugés négatifs qui infusent la société », rappelle Boris Nicolle, 32 ans, praticien hospitalier à Pau et vice-président de l’AJPJA. Les soignants eux-mêmes sont susceptibles de véhiculer une distance sociale et des comportements stigmatisants vis-à-vis de leurs patients. Pour la nouvelle génération, il s’agit alors de faire évoluer la culture professionnelle, avec des pratiques plus ouvertes aux autres disciplines. Sans dogme.
Pratiques maltraitantes
Selon l’enquête de l’AJPJA, les internes en psychiatrie souhaitent une meilleure formation, un allégement de la charge administrative et une favorisation du travail en réseau. « On a longtemps été une spécialité un peu à part qui se pense comme le parent pauvre de la médecine. Il y a aujourd’hui une volonté d’exercer autrement », poursuit Boris Nicolle. Le développement des dispositifs ambulatoires, notamment, permettrait aux patients d’avoir une vie plus satisfaisante malgré la maladie.
« On ne peut pas rester dans le marasme, on doit proposer des perspectives pour les générations à venir, remettre en question ce qui dysfonctionne, dont le manque de participation des usagers et des familles, martèle sa collègue Maeva Musso, 32 ans, présidente de l’AJPJA et psychiatre et pédopsychiatre aux hôpitaux Paris Est Val-de-Marne. Des pratiques maltraitantes nous portent préjudice. Les mesures de contrainte sont en augmentation. Il faut que les patients puissent nous refaire confiance. Ça se dégrade du côté des soignants mais il n’y a jamais eu d’âge d’or pour les usagers. »
Car les restrictions de liberté continuent d’exister. Si d’aucuns veulent en souligner la marginalité, certaines pratiques collent à la peau de la discipline et accentuent son manque d’attractivité. « Observez une mise sous contention dans un service d’urgences : bien souvent, une alarme sonne, un infirmier appelle ses copains les plus musclés, on met le patient à terre, on l’attache à son lit… Toute personne en ressort choquée et traumatisée, décrit Tonya Tartour, maîtresse de conférences en sociologie à Sciences Po Bordeaux, spécialiste des questions de santé mentale. Ça fait peur et ça ne donne pas envie aux jeunes de devenir responsables de lieux aussi déshumanisés. »
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