Par Sophie Benard Publié le 02 septembre 2021
La philosophe Camille Froidevaux-Metterie mêle dans son nouvel essai théorie, témoignages et expériences personnelles pour affiner sa réflexion sur les dimensions physiques du féminisme.
« Un corps à soi », de Camille Froidevaux-Metterie, Seuil, « La couleur des idées », 352 p.
Refusant de se satisfaire du déni des corps féminins qui, selon elle, a longtemps hanté une partie des mouvements féministes, Camille Froidevaux-Metterie s’attache depuis plusieurs années à l’élaboration théorique d’un « féminisme corporel ». « Si les femmes sont devenues des sujets de droit pleinement légitimes dans la sphère sociale et professionnelle, écrit-elle ainsi dans Un corps à soi, son nouvel essai, elles n’ont pas pour autant cessé d’être des individus incarnés requis dans la sphère privée et familiale. »
Le point de départ de la réflexion de la philosophe est la tendance à penser le corps des femmes exclusivement comme un lieu d’aliénation. Depuis qu’Aristote a fait de la différence sexuelle la justification de l’infériorité essentielle des femmes, ce corps semble n’avoir cessé de légitimer leur rang social dégradé. Réduit à sa fonction maternelle potentielle, pensé sous les prismes de la faiblesse et d’un érotisme dangereux pour l’ordre social et politique, il apparaît comme une malédiction dont, dans la perspective de certains féminismes – la tendance universaliste en particulier –, il faudrait faire fi pour conquérir la possibilité de se vivre d’une façon « en principe générique mais en réalité conçue sur le modèle de la corporéité masculine ».
Les corps ne peuvent se voir exclus de la pensée
C’est pourquoi ces féminismes ont souvent cherché à faire disparaître la réalité corporelle de l’être-femme, ou ont limité sa prise en compte à la question de la maternité ; les difficiles combats pour l’égalité politique laissaient peu de place aux considérations physiologiques. L’évidence est pourtant indéniable, comme le montraient déjà les « différentialistes », telles Antoinette Fouque (1936-2014) et Luce Irigaray (née en 1930) : ces corps existent, dans leurs spécificités ; ils ne peuvent se voir exclus de la pensée. Un corps à soi réactive cette intuition, en montrant que, puisque le corps féminin a servi à justifier la domination masculine, il recèle aussi la possibilité de se faire vecteur privilégié de la libération féministe. La réappropriation de soi par son corps permet alors d’éprouver ce dernier sur le mode de la puissance physique et sexuelle plutôt que sur celui de la vulnérabilité et de la soumission.
Camille Froidevaux-Metterie ancre sa méthode dans les pensées de Simone de Beauvoir (1908-1986) et de l’Américaine Iris Marion Young (1949-2006). Si la première a frayé un chemin existentialiste à la pensée féministe, la seconde a placé cette démarche dans une perspective phénoménologique « en l’adaptant aux conditions nouvelles issues de la révolution féministe ». Prolongeant dans la première partie le chemin tracé par ces deux philosophes qui n’ont jamais renoncé à la question du corps, l’autrice consacre une seconde partie à l’étude des corps féminins, sous l’angle des étapes qu’ils traversent au cours d’une vie.
Du « corps empêtré » de la naissance au « corps sous les regards »de la vieillesse, en passant par le « corps objectivé » et « à disposition » de l’adolescence, elle retrace la vie des femmes par leurs corps. Chacune des étapes traversées se dévoile alors dans ses conséquences sociales, et dans la possibilité de faire naître de nouvelles revendications politiques. Les notions de « charge contraceptive » ou la lutte récemment gagnée pour la pénalisation du harcèlement de rue reposent ainsi sur une attention particulière au corps.
Une dimension résolument plus intime
Ce faisant, Un corps à soi s’inscrit dans la continuité des précédents textes de Camille Froidevaux-Metterie, tout en approfondissant sa démarche. La Révolution du féminin(Gallimard, 2015) s’attachait à l’élaboration des principes d’une phénoménologie féministe, tandis que Le Corps des femmes. La bataille de l’intime (Philosophie Magazine Editeur, 2018) analysait ce qu’elle appelle le « tournant génital et sexuel » des féminismes contemporains, pour désigner la façon dont ces derniers se sont préoccupés d’enjeux corporels, en s’emparant de la question menstruelle ou en brandissant le clitoris comme nouvel emblème de la lutte.
A ces recherches, ce nouvel essai ajoute une dimension résolument plus intime. D’abord par son sujet, le corps vécu comme incarné et sexué, mais aussi par sa mise en œuvre : la philosophe use de la première personne et mêle habilement théorie, témoignages recueillis et expériences personnelles. Ses références aux pensées féministes les plus théoriquement élaborées aussi bien qu’à l’actualité des mouvements féministes contemporains en font un texte politique d’une redoutable efficacité. Surtout, le parcours théorique et intime qu’il propose ouvre la voie à une réinvention de la corporéité des femmes, qui achèverait de rendre à ces corps historiquement constitués en « objets » leur dignité de corps-sujets.
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