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vendredi 14 février 2020

«La cup est pleine» : les menstruations au cœur du débat public

Par Virginie Ballet — 



Photo Emilija Manevska. Getty Images

Sensibilisation, précarité, pub, TVA : les associations féministes ont réussi à faire des règles un vrai enjeu de société, en particulier depuis 2015.

Au commencement, il y avait un constat : oui, il pèse encore une forme de tabou autour de la question des règles. Mais surtout, «il y a encore très peu de réflexion en termes de politique publique autour de ce sujet. Alors qu’il concerne la moitié de l’humanité», observe Laëtitia Romeiro Dias, députée LREM de l’Essonne et corapporteure de la mission parlementaire sur les menstruations, qui vient de remettre ses conclusions à la délégation aux droits des femmes. «Rien que quand l’idée est évoquée à l’Assemblée, on voit des collègues rougir, être gênés, ou arborer des petits sourires», observe-t-elle. Pour autant, ces dernières années, les menstrues ont opéré une véritable percée dans le débat public. Au point que, pour la journaliste et auteure féministe Elise Thiébaut (1), «la révolution menstruelle est en train d’advenir».

En juin 2018, la députée travailliste britannique Danielle Rowley avait osé affirmer, devant la Chambre des communes : «J’ai mes règles.» Une manière d’alerter sur la précarité menstruelle. «C’est un défi politique pour ma génération non seulement de briser les tabous, mais aussi de briser le cycle de cette pauvreté menstruelle», a-t-elle déclaré par la suite. En France, pareil niveau d’audace n’a pas encore été recensé, mais les signes d’une mutation frémissante sont bien là. La preuve en quatre actes.

Acte I : la «taxe tampon» au Parlement

Des tampons géants, des slogans choc («ras la moule», «la cup est pleine») et même des serviettes souillées au ketchup tapissées aux abords de l’Assemblée nationale : en cet automne 2015, la colère gronde autour de la taxation des protections périodiques. Emmenées par le collectif féministe Georgette Sand, les manifestantes réclament que soit abaissée la TVA sur ces produits, de 20 % à 5,5 %, au motif que c’est le tarif appliqué aux biens de première nécessité. Partie d’une réflexion plus vaste sur la «taxe rose» (un surcoût appliqué par les industriels sur les produits censément destinés aux femmes), la mobilisation a «dépassé les espérances» des Georgette Sand, selon Marie-Paule Noël, membre du collectif. Et pour cause : le débat a fini par agiter jusqu’à l’Assemblée nationale, à la faveur d’un amendement déposé par Catherine Coutelle, alors députée socialiste. «Au départ, j’ai craint que la mesure soit source de plaisanteries peu fines ou de dérapages. D’autant qu’à ma connaissance, ce sujet n’avait jamais été abordé dans l’hémicycle», se souvient l’ex-élue. «Au final, ça ne s’est pas si mal passé, probablement parce qu’on abordait le sujet sous un angle fiscal. Et on était alors en pleine remise en question du sexisme, notamment à l’Assemblée», analyse-t-elle. Retoquée au Palais-Bourbon, la baisse de la TVA sur les protections hygiéniques est finalement réintroduite au Sénat, et entre officiellement en vigueur le 1er janvier 2016.

Acte II : l’impensé de la précarité menstruelle

La bagatelle de 1 500 euros. C’est le coût moyen estimé des serviettes et tampons pour une femme au cours de sa vie, selon les calculs des Georgette Sand. Soit l’équivalent d’un smic brut mensuel (1539,42 euros au 1er janvier 2020). Dans le sillage de la polémique autour de la taxe tampon émerge une évidence : toutes les femmes ne peuvent se permettre de se procurer le nécessaire. Cette précarité menstruelle serait le lot d’environ 500 millions de personnes à travers le monde. En France, 39 % de femmes ont déjà manqué de ces précieux cotons (2). «Cette problématique est doublement taboue, parce que liée aux règles et à la pauvreté», déplore la sénatrice LREM du Haut-Rhin Patricia Schillinger, auteure d’un rapport parlementaire sur le sujet, remis en octobre au gouvernement. Avec ces travaux menés auprès de femmes vivant dans la rue, en hébergement d’urgence, auprès de travailleurs sociaux ou de personnels de l’éducation nationale, l’élue vise à faire évoluer un «impensé des politiques publiques». «Il faut se rendre compte que certaines femmes doivent choisir entre se nourrir et acheter un paquet de serviettes», insiste-t-elle.
Fin 2019, un amendement au projet de loi de finances a consacré un budget d’un million d’euros à la lutte contre la précarité menstruelle, qui devrait servir à expérimenter la mise à disposition gratuite de protections périodiques dans certains lieux tels que les écoles ou universités, comme cela se fait déjà de manière sporadique, à Lille ou à Rennes.
Les Georgette Sand, elles, bataillent désormais pour endiguer la précarité menstruelle en prison. En janvier, elles ont été reçues au ministère de la Justice pour échanger sur le sujet : selon leurs travaux, lorsqu’elles doivent «cantiner», les femmes en prison peuvent payer ces produits jusqu’à trois fois plus cher qu’en grande surface. Résultat : «Certaines femmes ne sortent pas de leurs cellules quand elles ont leurs règles, ou sont contraintes d’utiliser des serviettes éponge en guise de protections de fortune», alerte Marie-Paule Noël.

Acte III : au revoir les «ragnagnas», bonjour le rouge

Fini les circonvolutions : celles qui se sont saisies de la problématique des règles n’hésitent plus à employer le mot (jusqu’au gouvernement). Ainsi, la sénatrice Patricia Schillinger a choisi de l’afficher dès le titre de son rapport : «Changeons les règles.» «Je fais partie d’une génération qui disait "ragnagnas" ou "bidules". Mais non, ce sont les règles !» lâche-t-elle. Le bouleversement est aussi visuel : il aura fallu attendre 2019 pour qu’une marque de serviettes se décide enfin à mettre fin à l’hypocrisie bleutée en montrant du sang rouge dans ses publicités diffusées en France, le tout en représentant des vulves de manière imagée (non sans susciter un millier de signalements au CSA)…
Autre étape marquante : en février 2019, l’oscar du meilleur court métrage documentaire est décerné à Period. The End of Sentence (les Règles de notre liberté, en français), qui raconte le combat de femmes indiennes pour installer dans une zone reculée une machine à fabriquer des serviettes. Recevant son prix, la réalisatrice irano-américaine Rayka Zehtabchi s’est exclamée : «Je ne peux pas croire qu’un film sur les règles ait un oscar !» C’était loin d’être gagné : l’un des membres de l’Académie avait auparavant déclaré anonymement dans The Hollywood Reporter qu’il doutait que les membres du jury votent pour un sujet aussi «dégoûtant» pour les hommes. Un rejet qui n’étonne pas l’auteure Elise Thiébaut : «Nombre d’hommes parlent ouvertement de leur digestion ou de leur caca, et ce sont pourtant les mêmes qui sont écœurés par les règles. Dans ce cas, pourquoi il n’y a pas de tabou sur le sperme ?» questionne-t-elle.

Acte IV : le signe d’une réflexion sur le corps féminin

«Parler des règles, ce n’est pas juste évoquer un phénomène biologique, se plaindre ou faire tourner des tampons au-dessus de nos têtes», décrypte Elise Thiébaut. Pour elle, il s’agit aussi «d’évoquer des questions de santé et d’environnement». En ce sens, ces trois dernières années, les campagnes de sensibilisation à l’endométriose ou au syndrome du choc toxique se sont multipliées. «Plus largement, parler des règles, c’est aussi poser la question de la place du corps des femmes dans la vie sociale», estime l’auteure féministe. Après tout, n’est-ce pas dans la lignée du mouvement #MeToo ?
(1) Auteure de Ceci est mon sang, petite histoire des règles, de celles qui les ont et de ceux qui les font (La Découverte, janvier 2017).
(2) «Hygiène et précarité en France», Ifop pour l’association Dons solidaires, mars 2019.

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