Ce jeudi 2 octobre, pendant que François Rebsamen, le ministre du travail, se fait brutalement refouler du forum « Paris pour l’emploi » par des intermittents du spectacle, Sarah, 22 ans, dépose son CV aux recruteurs d’Apef Services, une société de services à domicile. La jeune femme, tout sourire et volontaire, a les idées bien arrêtées. C’est décidé, à l’issue d’une formation d’assistante de vie aux familles et d’un stage dans une maison de retraite, elle veut« travailler avec les personnes âgées, parce qu’[elle] aime le fait de les stimuler ».
En préparant ce salon, elle avait repéré ce stand que se partagent des gestionnaires privés de maisons de retraite et des sociétés de services à la personne. Ces entreprises proposent plusieurs milliers d’offres d’emploi, mais la cohue des chercheurs d’emploi semble ignorer ce filon.
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Le marché de la dépendance ne fait guère rêver. Pourtant, il connaît une véritable explosion et une profonde transformation. Et c’est un secteur économique où les entrepreneurs français se distinguent. Le premier groupe européen de maisons de retraite, Korian-Medica, 40 000 salariés, qui espère 2,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2014, est français. Le deuxième, Orpea (1,9 milliard d’euros de chiffre d’affaires prévu en 2014), également.
Comment de tels groupes ont-ils pu émerger alors que, dans leur propre pays, la gestion d’établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (ehpad) est très largement réservée au secteur public et aux associations ? Comment un tel marché a-t-il pu prospérer, alors que les gouvernements se succèdent sans apporter de réponse à la question du financement de la dépendance ?
C’est le paradoxe français de l’or gris. Dès la fin des années 1990, la multiplication des réglementations sur les maisons de retraite a conduit le secteur à opérer une professionnalisation à marche forcée et à connaître une première phase de concentration.
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Devenus médicalisés (c’est la création des ehpad), et donc avec un financement de l’Assurance-maladie pour les soins, les établissements privés doivent remplir des objectifs de qualité. Depuis la création en 2001 de l’aide personnalisée d’autonomie (APA) pour financer une partie du coût de la dépendance, les départements, chargés de la distribuer, exercent aussi leurs contrôles.
Après le drame de la canicule de 2003, qui provoque 15 000 décès en moins de trois semaines, les politiques publiques vont soutenir financièrement la modernisation et le développement du parc. Le nombre de places d’ehpad a bondi de 65 % entre 2006 et 2013, pour atteindre 560 000.
Le marché de la dépendance, dont on comprend aisément les ressorts démographiques, se porte très bien. Alors que les résidents entrent en ehpad de plus en plus tard (85 ans), leurs séjours y sont plus courts (21 mois dans le privé, contre 3 ans en moyenne il y a quinze ans). Or la population des plus de 85 ans (1,5 million de personnes aujourd’hui) croît beaucoup plus vite que la tranche, plus large, des plus de 65 ans. Elle devrait quadrupler d’ici à 2050.
STRATÉGIES INDUSTRIELLES ET FINANCIÈRES
Korian, l’ex-numéro deux français, qui a racheté en mars son concurrent Medica, ex-numéro trois, pour créer le premier groupe européen de maisons de retraite médicalisées, met en œuvre une stratégie globale dans l’industrie du « bien-vieillir ».« Mon objectif est de construire un territoire de confiance sur les services aux personnes âgées sous une seule marque », affirme Yann Coléou, directeur général.
A côté des 509 ehpad qu’il gère désormais, Korian possède 87 établissements de soins de suite et de réadaptation et développe une activité de résidences pour personnes âgées non dépendantes,« mais avec beaucoup de services », et un réseau de soins à domicile. « Je cherche à bâtir la première marque dans un univers sans marque », martèle ce patron. On devine l’inspiration marketing de celui qui a passé vingt-quatre ans chez la société de services Sodexo. Fini la maison de retraite des Glycines ou la résidence Bel Air, place à Korian-Bel Air, Korian-Les Glycines, etc.
De véritables stratégies industrielles et financières sont à l’œuvre. D’autant que le coup d’arrêt donné à l’ouverture de nouvelles unités par la loi Bachelot de 2009 provoque un renchérissement des positions prises. Trois mois après la fusion Korian-Medica, le fonds d’investissement PAI a emporté, en juin, les enchères sur DomusVi, le troisième groupe français né lui-même d’un mariage avec Dolcéa. En juillet, c’était au tour de Colisée, quatrième par la taille, d’être racheté par un autre fonds d’investissement, Eurazeo.
Les fondateurs de ces groupes sont ainsi à la tête de jolis magots. Sans compter que la défiscalisation de l’investissement des particuliers dans les murs d’ehpad avait permis de doper leur valeur. Jean-François Gobertier, le cofondateur de DomusVi, dispose d’une fortune estimée à 650 millions d’euros parChallenges. Il côtoie dans le classement annuel des fortunes professionnelles de ce magazine Yves Journel (cofondateur de DomusVi), Jean-Claude Marian (président fondateur d’Orpea) ou Patrick Teycheney (fondateur de Colisée).
DÉPENSE CONTRAINTE
Le débat sur le prix élevé de ces services existe dans l’opinion, mais est balayé d’un revers de main par les opérateurs. « S’il y avait un problème de solvabilité des clients, le taux d’occupation de nos établissements ne serait pas de 97 % », affirme M. Marian. Le prix moyen que les résidents payent pour l’hébergement dans les ehpad de son groupe est de 2 340 euros par mois. Soit quasiment le double du montant moyen des pensions de retraite en France (1 288 euros). A Paris, dans les Hauts-de-Seine et sur la Côte d’Azur, les tarifs moyens sont plutôt autour de 4 000 euros, quand certains établissements affichent même plus de 9 000 euros par mois.
Les personnes âgées concernées doivent puiser dans leur patrimoine. Un véritable traumatisme alors que les familles assimilent cette dépense contrainte d’hébergement aux frais médicaux, habituellement pris en charge. Seule échappatoire, bénéficier des places éligibles à l’aide sociale dans les établissements publics ou privés non lucratifs… où les listes d’attente sont longues.
Contrairement aux cliniques privées qui sont en concurrence entre elles et avec les hôpitaux publics, il n’y a ici aucune pression concurrentielle. Le secteur public gère 51 % des places d’ehpad, le secteur associatif 28 % et le privé commercial 21 %. Les parts de marché sont stables. Les seuls gains des opérateurs privés sont lors des appels à projet pour de nouveaux établissements, « car ils se montrent plus réactifs », constate Xavier Dupont, directeur à la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), qui finance le secteur, notamment avec les fonds de la journée de solidarité instaurée en 2004.
Un autre phénomène pourrait jouer dans ce secteur très capitalistique (un nouvel établissement coûte 10 à 15 millions d’euros). Plusieurs acteurs du secteur privé non lucratif, dont certaines congrégations religieuses, n’ont plus les moyens financiers pour moderniser leur parc et sont exsangues. Des rachats sont à prévoir. Une étude de la CNSA en 2011 chiffrait à 11 milliards d’euros le coût de la mise aux normes des établissements construits avant 1970. Certains rêvent aussi d’une mise en place de délégations de service public pour confier au privé certaines structures. Mais on n’en est pas là.
POTENTIEL DE CROISSANCE À L’INTERNATIONAL
Quand à la concentration, elle devrait se poursuivre, alors qu’un grand nombre de propriétaires d’établissements indépendants, qui représentent encore 50 % du marché commercial, approchent de l’âge auquel transmettre leur affaire.
En attendant, les principaux groupes se tournent vers l’étranger pour rechercher du potentiel de croissance. Ils ont multiplié les acquisitions, sur des marchés aussi émiettés qu’en France. Korian est ainsi numéro un en Allemagne, avec seulement 5 % du marché privé, soit 1,8 % du marché global, comme en Belgique, avec respectivement 9 % et 4 %. Le savoir-faire français en la matière est même en train de séduire la Chine où Colisée, Orpea et Korian ont pris pied.
En France, la révolution qui a vu apparaître en dix ans ces poids lourds de la maison de retraite se propage aujourd’hui à un nouvel eldorado : le marché des services à domicile pour les personnes âgées. Un métier de nature différente, puisque très peu capitalistique et avec des marges très faibles. Mais avec une clientèle voisine et un potentiel de croissance considérable, compte tenu de la priorité affichée par les autorités sanitaires et sociales sur le maintien à domicile. Le projet de loi sur l’adaptation de la société au vieillissement, voté en première lecture à l’Assemblée nationale le 17 septembre, augmente en particulier de 13 % le montant de l’APA à domicile.
Le fonds PAI est ainsi en train de racheter aux ex-propriétaires de DomusVi la première entreprise du secteur, baptisée DomusVi Domicile. Pour Jean-François Vitoux, président du groupe DomusVi, c’est un axe de développement clair, avec pour objectif une professionnalisation de ces services et une montée en gamme et des prix.
D’après une étude à paraître de l’universitaire François-Xavier Devetter (Lille-I), 57 % de ce marché est assuré par des associations, 19 % par des employés à domicile recrutés par les particuliers (sans parler du travail au noir), 14 % par des organismes publics et seulement 10 % par des entreprises. Or les besoins liés à la dépendance deviennent de plus en plus importants et techniques, alors que l’âge d’entrée en ehpad est sans cesse repoussé et que les séjours à l’hôpital des personnes âgées sont écourtés.
« MARGES MANGÉES PAR LES TEMPS DE TRANSPORT »
« Dans un métier où les marges sont mangées par les temps de transport, avoir une taille importante permet d’investir dans l’informatique pour optimiser cette variable », explique M. Vitoux. La question de la taille de chaque agence a été au cœur du modèle développé par Amelis.
Cette petite affaire, rachetée en 2012 par le géant Sodexo, ne compte à ce jour que cinq agences avec, à chaque fois, un coordinateur qui gère la relation avec la famille et un gestionnaire de planning chargé de recruter et de fidéliser les auxiliaires de vie. Une fonction stratégique, alors que la rotation de ces employés (à 98 % des femmes) est de 70 %. Amelis passe à la vitesse supérieure. « Notre objectif est d’avoir une couverture nationale d’ici cinq ans, en ouvrant chaque année une dizaine de franchises et deux ou trois agences en propre », affirme Julien Delcour, son directeur général.
Orpea n’a pas raté le mouvement et a racheté, en 2012, Domidom, deuxième acteur du marché. Même O2, le réseau de franchisés spécialisé sur les tâches ménagères (repassage, ménage, garde d’enfant…), s’est mis il y a deux ans sur ce créneau de l’aide aux personnes âgées. « Cela représente déjà 17 % de notre chiffre d’affaires », se réjouit Guillaume Richard, son PDG et fondateur.
Pour accompagner ce mouvement, le Syndicat national des établissements et résidences privés pour personnes âgées et la Fédération française des services à la personne et de proximité ont décidé cet été de s’associer. Ces deux univers professionnels s’ignoraient. Leur stand commun au forum « Paris pour l’emploi » était leur première initiative.
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