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jeudi 25 avril 2024

Santé Face au boom des actes esthétiques, la médecine craint d’être à poil

par Rozenn Le Saint  publié le 26 avril 2024

En France, un nombre croissant de praticiens se tournent vers l’embellissement des corps, à l’image de l’ancien ministre de la Santé Olivier Véran. Un phénomène inquiétant qui renforce la pénurie déjà criante de blouses blanches et met en lumière le manque d’attractivité du secteur.

Olivier Véran est loin d’être le seul à avoir cédé à l’appât du gain et des paillettes de la médecine esthétique. Mais pour un ancien ministre de la Santé (de 2020 à 2022), devenu ensuite porte-parole du gouvernement jusqu’en janvier 2024, le symbole est désastreux. Un aveu d’échec de l’exécutif révélateur du manque d’attractivité de professions garantes d’un accès équitable aux soins essentiels. Il a préféré délaisser la neurologie, spécialité en pénurie de blouses blanches, ainsi que l’hôpital public, pour exercer au sein de la très chic Clinique des Champs-Elysées. «Il n’y a qu’une seule explication. Il a besoin d’argent», suppose un ancien ministre.

Sa reconversion annoncée dans le Figaro en mars a levé le voile sur une tendance des médecins à se tourner vers des actes rémunérateurs non remboursés, de plus en plus demandés… Au point de siphonner le maigre vivier de praticiens. Quelle est l’ampleur de cette fuite des cerveaux vers l’embellissement des corps ? L’ordre des médecins estime à au moins 9 000, dont environ 6 000 à 7 000 généralistes, ceux qui pratiquent des actes esthétiques sur les quelque 230 000 que compte l’Hexagone. Il y a cinq ans, on en comptait moitié moins, selon la Société française de médecine esthétique. «Il y a moins de 3 000 neurologues en France. De quoi a-t-on le plus besoin ?» met en perspective Yannick Neuder, député Les Républicains de l’Isère. Cet élu a profité du changement de voie d’Olivier Véran pour mettre un coup de projecteur sur cette problématique en présentant une proposition de loi pour encadrer la pratique de la médecine esthétique.

Olivier Véran n’a pas répondu aux sollicitations de Libération. Tracy Cohen Sayag, directrice générale de la Clinique des Champs-Elysées, la préférée des influenceurs en quête de retouches, s’est faite discrète depuis la bronca qui a suivi la nouvelle. Auprès de Libération, elle s’exprime pour la première fois : «Certes, la médecine esthétique peut être considérée comme moins noble que celle d’urgence, mais la demande est là. Il ne faut pas fermer les yeux sur ce qui n’est pas un microphénomène, mais un phénomène de société», soutient-elle.

Le marché a presque triplé en dix ans

Une Française sur dix avait déjà eu recours à des actes de médecine esthétique en 2021, selon le cabinet Arcane Research. Les hommes aussi sont séduits : ils constituent près d’un tiers de la clientèle de l’établissement de luxe des Champs-Elysées. Le marché mondial des actes médicaux à visée esthétique, qu’il s’agisse d’opérations ou d’injections, a presque triplé en dix ans, selon la Société internationale de chirurgie plastique esthétique. La dynamique est similaire en France.

Tracy Cohen Sayag a étudié la finance et commencé sa carrière dans la banque d’affaires Rothschild. De quoi faire de sa clinique un mastodonte du secteur : elle revendique pratiquer un quart des actes de médecine esthétique, donc non invasifs et sans bistouri, réalisés dans l’Hexagone en 2022. Cannes, La Baule, Reims, Toulouse… Elle compte à présent vingt sites dans toute la France.

A la Clinique des Champs-Elysées, médecine et chirurgie esthétiques cohabitent. La chirurgie esthétique, plastique ou reconstructrice, est une spécialité dont le cursus comprend une formation spécifique à l’esthétique. C’est d’ailleurs la seule en fac de médecine, avec la dermatologie. Les professionnels du bistouri réalisent en bloc opératoire des augmentations de fessiers, de l’aspiration de graisse pour une réinjection dans les seins, des liftings et piqûres de botox pour modeler des corps et visages à la carte. Certains actes de chirurgie, notamment réparatrice, suite à l’ablation du sein après un cancer par exemple, sont financés par la Sécurité sociale.

Exercice illégal de la médecine

En revanche, les actes de médecine esthétique, non chirurgicaux, ne sont pas remboursés et la pratique demeure peu encadrée. Tous les docteurs en médecine ont le droit de réaliser sans formation des épilations laser, des greffes capillaires ou encore des injections d’acide hyaluronique, ce produit star en vente libre, notamment en pharmacie. Ses vertus pour combler les rides, les cernes et augmenter le volume des lèvres sont encensés sur les réseaux sociaux mais, plus récemment, ses déboires ont été mis en exergue. L’Agence du médicament met en garde contre des effets indésirables «pouvant aller jusqu’à des infections graves ou des nécroses de la peau, majoritairement liées à des pratiques non conformes, telles qu’un non-respect des conditions d’hygiène ou une injection mal réalisée» et l’exercice illégal de la médecine.

Alors qu’un marché noir de la beauté se développe sur les réseaux sociaux, avec des «fake injectors», comme les journalistes Elsa Mari et Ariane Riou le décrivent dans leur livre Génération bistouri (JC Lattès, 2023), la police sanitaire rappelle que seuls les médecins sont autorisés à réaliser des piqûres à visée esthétique d’acide hyaluronique. Pour autant, «si le docteur n’est pas formé, le risque c’est d’injecter à côté, avec un produit incompatible, et d’avoir des ratés», tacle Jean-Jacques Legrand, président de la Société française de médecine esthétique. «Sans régulation, les jeunes vont dans tous les cas continuer de se faire injecter des produits achetés sur Internet, en s’en vantant sur Instagram, dans des chambres d’hôtel ou des centres autoproclamés de médecine esthétique qui n’ont pas besoin d’autorisation pour ouvrir et pratiquent des actes bien souvent sans docteur», soutient Tracy Cohen Sayag.

La médecine esthétique n’est pas considérée comme une spécialité par le conseil national de l’ordre des médecins, qui aimerait que celles et ceux qui pratiquent ces actes réalisent une validation des acquis de l’expérience, et à l’avenir, suivent un diplôme interuniversitaire. Celui-ci devrait être reconnu à la rentrée de septembre 2024. La clinique des Champs-Elysées, elle, exige de la centaine de médecins libéraux qui arrondissent leurs fins de mois sur ses plateaux techniques le suivi d’une formation. Ainsi, Olivier Véran a entrepris de passer d’ici l’été des diplômes en médecine esthétique à la faculté de Créteil (Val-de-Marne), mais qui ne sont pas reconnus par l’ordre.

Ce serait parce que «la discipline a trop changé à [ses] yeux», selon le Figaro, qu’Olivier Véran aurait choisi de ne pas retourner dans son service de neurologie où il consultait à temps partiel au CHU de Grenoble (Isère) jusqu’en 2020, avant de rejoindre le gouvernement. Pourtant, «il a arrêté de pratiquer depuis plus de trois ans, il devra faire la preuve de sa compétence en neurologie, sa spécialité, avant de reprendre tout exercice médical», assure Jean-François Delahaye, chargé de mission sur les questions d’actes esthétiques pour l’ordre des médecins. Sans ce feu vert, il ne pourra pas démarrer son commerce de la beauté au sein de la luxueuse clinique parisienne.

Pas un exemple à suivre

Quoi qu’il en soit, «ce n’est pas l’exemple que l’on voudrait voir suivre par trop de médecins», a commenté Frédéric Valletoux, ministre délégué à la Santé, sur Sud Radio le 11 avril. L’affaire n’aurait pas fait tant de bruit si le manque de blouses blanches n’était pas aussi criant : quelque 6,7 millions de Français ne trouvent pas de médecin traitant. En situation de pénurie de praticiens, le fait qu’ils soient de plus en plus nombreux à céder aux sirènes de l’argent facile allonge les délais d’obtention de rendez-vous pour des actes de médecine primaire.

«Il y a une telle demande de médecine esthétique que réguler par la contrainte ne fonctionnerait pas, commente auprès de Libération Agnès Buzyn, qui a occupé le bureau d’Olivier Véran avenue de Ségur juste avant lui. On ne peut pas empêcher un médecin généraliste d’en faire un complément de revenus. D’autant que si l’offre n’est pas couverte, les Français iront à l’étranger ou trouveront des personnes sur Internet non qualifiées pour réaliser des actes à visée esthétique. Il faut avant tout revaloriser le métier de soignant, en rémunérant mieux, avec des forfaits pour couvrir l’installation dans les zones sous dotées.»

Jean-François Delahaye, représentant de l’ordre des médecins, attribue en effet cette ruée vers l’esthétique à «la diminution des revenus des médecins, en particulier pour les généralistes, compte tenu de la faiblesse des honoraires». A la Clinique des Champs-Elysées, le tarif de la greffe de cheveux démarre à 3 500 euros. Celui de l’injection d’acide hyaluronique pour «repulper les lèvres» revient à environ 400 euros : les honoraires du médecin constituent la majeure partie de cette somme. La consultation des médecins généralistes, elle, est rémunérée 26,50 euros.


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