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mercredi 28 février 2024

Sociologie Transmission accomplie pour Luc Boltanski, Arnaud Esquerre et Jeanne Lazarus

par Frédérique Roussel   publié le 28 février 2024

Le trio de chercheurs partagent dans «Comment s’invente la sociologie» leurs parcours, leurs expériences et leurs réflexions sur la discipline qui les a réunis comme une «famille».

«Luc, comment es-tu devenu sociologue ?» Luc, c’est Luc Boltanski, et c’est Jeanne Lazarus qui lui pose la question, Jeanne Lazarus à qui Arnaud Esquerre renverra la politesse, et qui sera lui-même à son tour sur le «gril». Trois sociologues parlent ensemble, et on assiste à une forme de conversation rythmée de coups droits et de revers bienveillants au cours de laquelle chacun apporte au moulin son expérience et sa vision. Le plus âgé, qui élabore depuis cinquante ans une œuvre ambitieuse lue et discutée dans le monde entier, pourrait être le pivot vers lequel les deux autres se tournent respectueusement. Mais le parti pris a été de ne pas rejouer l’entretien maître-disciples. Cela instaure une horizontalité qui fructifie sur le frottement des vécus. «Notre livre s’est efforcé de se tenir à distance aussi de ce modèle hiérarchique et mémoriel», prévient l’avant-propos. L’expérience et la culture de Luc Boltanski, né en 1940, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et membre de l’Iris (Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux), entré en profession dans la seconde moitié des années 60, se ressentent évidemment tout au long de l’ouvrage. Arnaud Esquerre, directeur de recherche au CNRS et également à l’Iris, et Jeanne Lazarus, directrice de recherche au CNRS et membre du Centre de sociologie des organisations (CSO), ont été ses étudiants, à la fin des années 1990 et au début des années 2000.

«L’essentiel, c’est d’intégrer une famille»

On songe un instant qu’il se joue dans Comment s’invente la sociologie une sorte de dialogue philosophique, mais il s’agit plutôt d’une discussion bien orchestrée, de l’ordre de l’«épistémologie pragmatique». Assez judicieusement, la parole de chacun n’a pas été totalement lissée : Boltanski développe et se réfère souvent à un passé, Esquerre énonce et énumère de manière cadrée, Lazarus a des phrases buissonnières. Chemin faisant, on arrive à saisir un peu des personnalités, et ce qu’on ne voulut pas vraiment qu’il arrivât ressort : la figure du maître s’impose. Mais la variété des méthodes et des pratiques donnent du sel à la confrontation, parfois avec des débats et des différends feutrés. Comment s’invente la sociologie passe en revue, en trois parties, le parcours («L’atelier sociologique»), les outils («L’appareil sociologique») et le sens («La sociologie dans la société»), résultat de séances de trois heures, tenues entre octobre 2021 et février 2023, sortes de répétitions dialoguées avant la représentation finale du livre.

Leur terrain d’échange est familier : les trois protagonistes appartiennent plus ou moins à la même école. «La recherche, c’est un peu comme le cinéma ou le théâtre, c’est un travail d’équipe, de bande, dit Luc Boltanski, considéré comme le père de la sociologie pragmatique de la critique. L’essentiel, c’est d’intégrer une famille, une famille cinématographique, une famille théâtrale, un clan sociologique, dans lequel on peut compter les uns sur les autres, et si on fait faux bond à sa famille, alors, comme dans les clans siciliens, on perd, pas la vie mais tout le reste : sa raison de vivre.» Les trois ont donc une approche similaire, même s’ils ont travaillé sur des objets différents et souvent très lointains.

Les variations du sens du mot vampire

Esprit libre, Boltanski a varié les intérêts et les plaisirs. Dans sa présentation, le numéro de la revue Critique qui lui est dédié, conçu et dirigé par Laurent Jeanpierre, énumère cet «inventaire à la Prévert» comme il montre à travers ses articles toutes les facettes du chercheur : la puériculture et la prime enfance, la médecine et le corps, la vulgarisation scientifique, la paranoïa, les messages d’amour envoyés à des prisonniers, la presse et la bande dessinée, les usages de l’automobile, l’engendrement et l’avortement, les romans policiers ou d’espionnage. Et encore : les taxinomies sociales, les modes et les lieux de production de l’idéologie dominante, les métaphysiques politiques et le sens de la justice, les formes contemporaines de la critique et les théories du complot. Boltanski résume ainsi : «Je pense qu’une des tendances de mon travail depuis mes débuts, c’était de travailler sur des cas troubles, de mettre ce trouble au centre de la recherche et non d’établir des régularités afin d’obtenir des structures sociales bien boulonnées, bien que la référence à la régularité soit nécessaire afin d’identifier le trouble.»

Quant à Jeanne Lazarus, son terrain n’a rien à voir : sa thèse soutenue en 2009 s’intitule l’Epreuve de l’argent : une sociologie de la banque et de ses clients (Calmann-Lévy, 2012), et ses recherches en cours portent toujours sur l’argent. «Je m’intéresse à la façon dont le féminisme a parlé d’argent, en m’appuyant sur ce que je connais, en particulier les frontières que Viviana Zelizer a décrites, qui se sont construites aux XIXe siècle, séparant le domestique et le professionnel et l’usage de l’argent dans ces deux sphères.»

Enfin Arnaud Esquerre s’attache à des objets en marge de l’espace sociologique, à la frontière avec l’anthropologie : une thèse sur les sectes (La Manipulation mentale, Fayard, 2009), un deuxième projet sur le rapport aux restes humains et aux corps morts, le troisième sur la censure au cinéma, tout en étant engagé dans un autre ensemble de travaux liés au langage et à la langue, sur les prédictions – astrologiques ou de fin du monde – ou encore sur les variations du sens du mot vampire. «La démarche générale qui oriente les différents travaux que je peux faire, c’est d’essayer de penser la société dans laquelle je suis plongé, depuis l’endroit où je suis situé, en l’attrapant par des objets considérés comme bizarres, marginaux ou vulgaires.»

J’ai toujours senti que j’étais «de chez Boltanski»

Comment sont-ils devenus sociologues ? Leur entrée dans la discipline a obéi à différentes motivations. C’est un «second choix» pour Luc Boltanski qui rêvait de poésie et qui n’a jamais cessé de versifier. Parisien, il a fréquenté la Sorbonne où Pierre Bourdieu à son retour d’Alger avait été nommé assistant de Raymond Aron. Au labo du CSE, rue Monsieur-le-Prince, il a travaillé avec l’auteur de la Distinction dans «une très grande proximité» jusqu’en 1976. Ensuite, il s’est éloigné du «paradigme bourdieusien» pour désaccords théoriques. «Dès cette étape de mon travail, je m’écartais un peu de ce schème en m’intéressant particulièrement à des situations troubles, à la prolifération des moments d’incertitude, plutôt qu’à l’établissement de régularités, dures comme fer.» Ce tournant dans sa façon de faire de la sociologie va mener à la fondation, avec Laurent Thévenot, d’un laboratoire, le Groupe de sociologie morale et politique (GPSM), proche du Centre de sociologie de l’innovation (CSI) de Bruno Latour à l’Ecole des mines, où va se développer un cadre théorique original qui se démarque de la sociologie critique. «Nous voulions, en prenant modèle sur le geste initial de la phénoménologie, revenir aux choses mêmes, c’est-à-dire, en l’occurrence, renouer avec l’empirisme en analysant la façon dont les acteurs eux-mêmes contribuaient par leurs actions à agencer les situations dans lesquelles ils se trouvaient plongés.»

C’est après la lecture de la Distinction de Bourdieu, «un livre marquant pour moi», qu’Arnaud Esquerre a eu envie de faire de la sociologie. Son parcours croise celui de Boltanski quand il s’inscrit sous sa direction en thèse au GPSM sur un terrain sur les «sectes», soutenue en 2008 après un détour par le cabinet du président de France Télévisions. Il retrouve Luc Boltanski à l’Iris, avec qui il va d’abord écrire un essai, Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite (Editions du Dehors, 2014) suscité par la montée de l’extrême droite, toujours d’actualité. Le tandem publiera ensuite coup sur coup Enrichissement. Une critique de la marchandise (Gallimard, 2017) et Qu’est-ce que l’actualité politique ? (2022).

«Et toi, Jeanne, comment es-tu devenue sociologue ?» Grâce à «une révélation». Justement avec le Nouvel Esprit du capitalisme (Gallimard, 1999) de Luc Boltanski et Eve Chiapello, qui porte sur les changements et les contestations du capitalisme, dans le prolongement du travail sur les disputes et les justifications entre individus mené avec Laurent Thévenot (De la justification, Gallimard, 1991). Jeanne Lazarus dit : «J’ai eu la même impression que lorsqu’on lit un texte d’un grand écrivain qui décrit des sensations qu’on a déjà rencontrées mais qu’on ne savait pas décrire. J’ai eu une impression de familiarité, d’une façon de concevoir le monde que je trouvais brillante et avec laquelle j’étais en accord complet. Et c’était aussi une façon de défaire les verrous qui jusque-là me dérangeaient dans la sociologie. L’idée qu’il y a un pluralisme de valeurs et que les gens, même ceux qui nous paraissent les pires, donnent des justifications à leurs actions, on peut dire que c’est comme ça que j’ai été élevée.» Son cheminement débouche sur l’EHESS, où elle réalise avec… Luc Boltanski un DEA sur la banque et puis sa thèse. «On a créé un petit réseau, même si j’ai toujours senti que j’étais “de chez Boltanski” : c’était une carte de visite honorable, car Luc est respecté, mais associé à une petite suspicion, théorique voire politique. Est-ce qu’on ne va pas tout d’un coup se mettre à dire du mal de Bourdieu ?»

Les contraintes d’une discipline plongée dans l’actualité

Destiné à montrer plus largement la façon dont se pratique la recherche en sociologie, souvent «injustement décriée», Comment s’invente la sociologie se veut vivant, c’est un peu «la sociologie comme elle se dit». Il traite aussi de la vie de laboratoire (du modèle «Yeshiva», de l’internationalisation), de l’importance de la publication dans des revues (base de la vie intellectuelle devenue obligation professionnelle), des modèles de séminaires («C’était une espèce de pugilat entre l’étudiant et moi, dont nous sortions un peu fatigués, mais avec l’idée de produire des questions qui allaient stimuler la poursuite de sa thèse», dit Boltanski, qui en tenait un tous les vendredis), de la transmission. Mais aussi, dans une deuxième partie, de l’enquête, de l’écriture, de concepts, de comparaisons, de disciplines, de normes. La dernière partie réfléchit sur les contraintes dans lesquelles est prise cette discipline plongée dans l’actualité, particulièrement politique. On sent, comme certains qui les ont précédés mais dans une geste typiquement «boltanskienne», que les trois sociologues lèguent un nouvel instrument à destination des étudiants. Un challenge, selon Luc Boltanski, est là : «Luttant contre une définition scientifique positiviste, et appauvrie de la sociologie, je n’ai pas assez transmis d’autres modèles de scientificité. Si la sociologie veut survivre, il lui faut relever ce défi : puisque les vieux systèmes ne fonctionnent pas, il faut créer une science différente.»

Luc Boltanski, Arnaud Esquerre, Jeanne Lazarus, Comment s’invente la sociologie. Parcours, expériences et pratiques croisés. Flammarion, 446 pp.
Critique, Luc Boltanski, N° 920-921, janvier-février 2024, 176 pp.


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