par Cécile Daumas publié le 26 octobre 2023
Avant #MeToo, il y eut Catharine MacKinnon. Juriste de formation, militante impitoyable contre les violences sexuelles, la féministe américaine a joué un rôle pionnier et déterminant pour faire évoluer les consciences et la société. L’élaboration du concept de harcèlement sexuel et sa reconnaissance, c’est elle. Dès la fin des années 70, alors toute jeune universitaire sortie de Yale, elle théorise le harcèlement comme une discrimination de sexe. Une façon inédite de faire reconnaître par le droit ce qui était considéré comme un classique de la vie d’entreprise. La notion entre dans la législation américaine en 1986, en 1992 pour la France.
L’autre grand engagement de Catharine MacKinnon est son irréductible combat contre la prostitution et la pornographie. Durant les sex wars qui déchirent le mouvement féministe américain dans les années 80, elle s’oppose vivement aux féministes pro-sexe et queer de son pays (Gayle Rubin, Pat Califia, Judith Butler…) et livre un combat judiciaire contre l’industrie du sexe. De ce côté de l’Atlantique, son nom symbolise ce féminisme américain, moral, anti-sexe qui ne comprend rien à la séduction à la française. Pour les féministes françaises engagées dans la lutte contre les violences sexuelles, elle est un soutien théorique important dès la fin des années 80.
Avec #MeToo, le regard porté sur son engagement ne cesse de changer. Longue silhouette étique, elle semble incarner la rigueur du droit, reconnaissable entre toutes par cette étonnante coque bicolore qui surmonte ses longs cheveux lisses. A 77 ans, elle continue d’enseigner à l’université du Michigan et à Harvard. De passage à Paris, elle livre une nouvelle bataille, à rebours de l’opinion encore une fois, contre la notion de consentement. Dans un livre, le Viol redéfini (Flammarion, 2023), elle met en garde la France contre ce soi-disant sésame qui, selon elle, représente un danger pour les personnes ayant subi agressions sexuelles et viol.
Depuis une dizaine d’années, le consentement est devenu un mot quasi magique qui aurait le pouvoir de résoudre les problèmes de violences sexuelles. Qu’en pensez-vous ?
Le consentement est une réponse facile, une illusion légale. Les gens pensent qu’il suffit d’aller devant la justice et dire «je ne voulais pas de cet acte sexuel» pour faire reconnaître un viol ou une agression. Cela ne marche pas comme ça, le problème de la crédibilité est évacué. Comment établir le non-consentement ? Il est plus difficile de prouver l’absence de quelque chose que sa présence. Aux Etats-Unis comme en Grande-Bretagne, la législation sur le viol repose justement sur le consentement et cela ne fonctionne pas. «Consenti» est une façon de dire «elle le voulait» dans une société où le sexe, par définition, satisfait plutôt les femmes qu’il ne les viole. Car les femmes sont encore vues comme faites pour le sexe, elles sont le sexe. La France n’a pas retenu le non-consentement comme élément du crime de viol ou d’agression sexuelle. Elle centre sa loi sur quatre types de forces : la violence, la contrainte, la menace, la surprise. Ces notions ne sont pas idéales mais elles sont concrètes, les avocats des victimes peuvent les utiliser pour défendre leurs clientes.
Pourquoi avoir écrit ce livre centré sur la loi française ?
Je suis très inquiète car en France, certains sont tentés, à l’image du droit anglo-saxon, de faire entrer la notion de consentement dans la loi. C’est une très mauvaise idée. Si vous souhaitez changer la loi, alors explicitez les inégalités de genre qui existent dans les entreprises, dans les relations intimes, au sein des couples et des familles. Comment exercer son consentement quand on est socialement dans une situation d’inégalité ? Les juges et les procureurs peuvent considérer que la simple présence de la personne vaut accord, comme un silence signifierait consentir. Le consentement sert alors à justifier l’obéissance des sans-pouvoir à la loi des puissants. La loi française a déjà inscrit dans ses textes la notion de contrainte, il lui suffit juste de spécifier les formes d’inégalités.
Qu’entendez-vous par inégalités de genre ?
C’est la domination que les hommes exercent sur les femmes, partout dans la société. Ce pouvoir est politique, économique, social. Il est aussi sexuel, perpétue la domination des hommes et leur assure l’accès sexuel aux femmes. Cette situation crée l’idée que les femmes usent de la sexualité pour progresser socialement. Et c’est l’homme qui devient victime. C’est pour cela que j’ai conçu le concept et la loi autour du harcèlement sexuel à la fin des années 70. Les conditions de l’inégalité des sexes contraignent le consentement et rendent très difficile la production de preuves. L’inégalité est une réalité niée, même par les victimes. Dans ce contexte, l’expression par les femmes de leur point de vue n’est quasiment jamais prise au sérieux, n’est pas considérée comme une affirmation de leurs préférences.
Comment alors redéfinir la législation sur le viol et les agressions sexuelles ?
En y intégrant la dimension de l’inégalité : classe, âge, «races», minorités, nationalités, religions, handicaps, la liste est très fournie et détaillée dans le droit. Définir ces crimes en ces termes d’inégalités ouvrirait la voie à une véritable liberté sexuelle, laissant la place au choix. Il est très important par exemple d’inscrire légalement les discriminations liées au handicap car de nombreux cas d’agressions ont lieu sur des femmes handicapées. Les obsessions masculines sont structurées par la pornographie qui met en scène des lesbiennes, des femmes trans, des femmes noires, les enfants.
Vous êtes connue pour votre engagement de longue date contre la pornographie.
La pornographie reflète les inégalités à l’œuvre dans la sexualité, il les renforce. C’est une force puissante de plus en plus influente, violente, particulièrement chez les jeunes garçons via Internet et les réseaux. La dynamique majeure de la pornographie est de toujours pénétrer au plus près des personnes et c’est ce qu’elle fait, via le téléphone dans les poches des enfants, qu’ils le veuillent ou non. Il y a trente ans, nous avions déjà ces données. Je ne me suis pas levée un beau matin en me disant tiens je suis contre la pornographie. Ce n’est pas une position morale de ma part. J’ai travaillé, comme avocate, avec des spécialistes, des amis et des femmes qui ont été exploitées dans la pornographie ou la prostitution. J’ai beaucoup appris avec eux tous sur les abus de l’industrie du sexe.
Quel bilan tirez-vous de votre travail sur l’entrée du harcèlement sexuel dans le droit américain en 1986 ?
C’est un miracle, tant les personnes de pouvoir étaient contre à cette époque-là. Or, cette loi fonctionne, elle prend en compte les discriminations, et le ciel ne nous est pas tombé sur la tête, il n’y a pas eu de catastrophe. L’inégalité réelle de genre est aujourd’hui peu reconnue dans les tribunaux américains à part dans les cas de harcèlement sexuel. Ce droit tient compte des rapports de pouvoir dans le monde du travail et celui de l’enseignement.
Est-il possible aujourd’hui pour les femmes de dire oui ou non dans une relation sexuelle ?
Bien sûr, une femme peut dire oui mais ce sera dans un contexte structuré par l’inégalité. Le problème n’est pas tant les femmes qui veulent réellement et avec enthousiasme avoir des relations sexuelles, le problème est celles qui n’en veulent pas, et que leur choix soit respecté. Souvent, elles ont peur de dire non. Vous pouvez également les forcer à dire oui. Les femmes savent que les hommes veulent qu’elles disent oui. Le livre d’Hélène Devynck, Impunité (Seuil, 2022), montre très bien la complexité du non, le piège qui se referme sur elle.
«Le pouvoir résiste car le droit légitime les abus du pouvoir.»
Pensez-vous que le mouvement #MeToo va dans le sens de l’histoire et de votre travail ?
#MeToo est le premier mouvement de protestation mondiale contre les abus sexuels. Il est fondé sur quarante ans de lutte et de travail contre le harcèlement sexuel et le viol. Il a montré que la sexualité était prise dans un système de pouvoir. Quand une femme dit qu’elle n’a jamais subi de discrimination, que tout va bien dans sa vie, je suis ravie pour elle. Mais parfois, je voudrais la prévenir qu’il est possible que ce ne soit pas toujours le cas. Toute situation sociale change très vite.
Diriez-vous que la sexualité est centrale dans le féminisme, comme le travail et l’exploitation des ouvriers sont centraux dans la théorie marxiste ?
C’est ma théorie, oui. La sexualité est aux féministes ce que le travail est aux marxistes. L’axe central de l’inégalité est sexuel, il structure les relations, pose la supériorité de l’homme. Cela ne concerne pas seulement l’acte, mais toute la sexualisation de la société. Ce modèle n’est pas naturel, on peut donc y résister, le rejeter. Il existe aussi des hommes qui n’y adhèrent pas. Cela inclut donc aussi une domination d’hommes sur d’autres hommes.
En France, le féminisme que vous incarnez est critiqué comme un mouvement américain, puritain anti-sexe, qui détruirait la séduction à la française…
C’est faux. Je ne suis pas contre le sexe, je suis contre les abus sexuels. Demandez aux femmes françaises ce qu’elles en pensent. Aujourd’hui existe en France un mouvement culturel et politique qui lutte contre les effets du pouvoir sur la sexualité. Les œuvres brillantes de Vanessa Springora, le Consentement (Grasset, 2020), et de Camille Kouchner, la Familia Grande (Seuil, 2021), ont mis en lumière les lacunes du concept de consentement dans la société et dans le droit. Il y a aussi le livre de Neige Sinno sur l’inceste, Triste tigre (P.O.L, 2023) et plus largement le récent rapport sur la pornographie réalisé par le Sénat et les enquêtes judiciaires menées contre certaines plateformes pornographiques pour viols et traite d’êtres humains. Des avocates françaises, du côté des victimes, mènent depuis longtemps une bataille contre le consentement qui revient à nier la contrainte ou la surprise prévues par la loi française.
On vous reproche également en France de vouloir judiciariser les relations sexuelles comme aux Etats-Unis.
Cela signifierait que le harcèlement sexuel n’existe pas, alors ? Ainsi les hommes qui harcèlent peuvent être assurés que leur comportement ne sera jamais reconnu comme un abus. Les femmes ont enfin pu devenir avocates, elles se sont formées pour dénoncer et porter devant la justice ces abus, comme je l’ai fait. Se confronter au pouvoir et dénoncer devant la justice les viols et agressions, c’est mon travail. Le droit est un outil pour le mener à bien. Il ne s’agit pas de porter devant les tribunaux tous les cas d’abus sexuels, c’est impossible et non nécessaire. L’objectif est de faire reconnaître les abus pour ensuite engager des politiques d’égalité et changer plus largement l’environnement économique et social. C’est pour ça que le pouvoir résiste car le droit légitime les abus du pouvoir.
Pour vous, ce serait quoi une bonne sexualité ?
Et pour vous ? La question se pose à tout chacun. Ce n’est pas à moi de dicter les règles, de dire ce qu’est le bon sexe pour les gens. Je pense que l’égalité aide mais la prévalence du viol et de la culture du viol rend cet horizon très difficilement atteignable. Ceux qui disent aimer le sexe sont entendus. Ceux qui sont abusés ne sont pas entendus. C’est l’objet de #MeToo et de mon travail.
Cette vaste mobilisation vous rend-elle plus optimiste pour l’avenir ?
Je ne pense pas en ces termes. Je suis déterminée à poursuivre mon engagement, c’est mon travail, c’est ma vie. Je continue d’observer la réalité et la vie des gens, qui est la base de mon métier. Je rencontre de nombreux jeunes gens qui n’étaient pas nés quand j’ai commencé à travailler sur la sexualité et le droit. Je vois comment les abus sexuels ont impacté leurs vies, les ont changés profondément. Quand je croise une fille ou un garçon beaux et jeunes, j’ai peur pour eux car je sais comment les prédateurs sexuels les regardent. Les enfants sont sexualisés par la pédopornographie au lieu de vivre leurs vies d’enfants. Ils ne sont pas faits pour le sexe. Leur vulnérabilité, et les violences qu’ils subissent, me rendent terriblement triste.
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