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dimanche 14 mai 2023

« Tandis que les pays riches siphonnent les médecins africains, ils envoient en Afrique leurs praticiens via l’ONU et les ONG »

Publié le 13 mai 2023

Par Philippe Bernard Editorialiste au "Monde"

La tendance des pays développés à faire leur marché dans les Etats pauvres n’a fait que croître depuis une vingtaine d’années, analyse Philippe Bernard, éditorialiste au « Monde », dans sa chronique.

Vue d’Afrique, l’expression « déserts médicaux », qui désigne les zones du territoire français où consulter un généraliste relève de la gageure, peut sembler déplacée, voire provenir d’une autre planète. Non seulement parce que le continent compte 20 médecins pour 100 000 habitants (10 au Sénégal, 80 en Afrique du Sud), contre 320 en France, mais aussi parce que, extravagant paradoxe, les pays du Sud subventionnent de fait les systèmes de santé des pays riches en expatriant nombre de médecins formés chez eux. Notre « besoin » de docteurs étrangers est tel que le projet de loi sur l’immigration – défendu, retiré, puis de nouveau brandi par le gouvernement – prévoit, au moins dans sa mouture initiale, la création d’une carte de séjour spécifique destinée à attirer en France les professionnels de santé étrangers.

« Nous contribuons à déstabiliser des systèmes de santé déjà pauvres », dénonce Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières, qui, en janvier, a signé un appel au retrait du projet de titre de séjour pour médecins étrangers. « Mais, ajoute-t-il, il est important de se rappeler pourquoi ce siphonnage est aussi facile : en Afrique, les professionnels de santé sont payés de façon insuffisante et instable. Si les Etats africains consacraient plus de ressources à leur système de santé, le phénomène serait de moindre importance. » En janvier, le Conseil international des infirmières a rappelé qu’une poignée de pays riches – les Etats-unis, le Royaume-Uni et le Canada notamment – est à l’origine de 80 % des migrations d’infirmières, et a enjoint aux pays développés de devenir autosuffisants en matière de formation.

« Monde à l’envers »

Cette tendance des pays développés à faire leur marché dans les Etats pauvres n’a fait que croître depuis une vingtaine d’années. Le nombre de médecins formés à l’étranger exerçant dans les pays – riches – de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a, selon cette organisation, augmenté de 50 % entre 2006 et 2016. Encore la France, avec 16 % de médecins nés à l’étranger, se situe-t-elle dans une fourchette basse : plus d’un médecin sur deux est étranger en Australie, et un sur trois au Royaume-Uni, portant à 27 % la moyenne dans l’OCDE. L’effet de « fuite des cerveaux » sur les pays du Sud est radical : 8 % des médecins formés en Inde et 17 % de ceux qui sont formés en Egypte exercent à l’étranger. C’est le cas de plus du tiers des praticiens camerounais, congolais et sénégalais.

Comme si ce « monde à l’envers » ne suffisait pas, le mouvement paradoxal des médecins et soignants du Sud vers le Nord se double d’un autre, en sens inverse, bien moins sujet à débat : celui des médecins et soignants des pays nantis expatriés à titre humanitaire dans les zones en difficulté. Pendant que le monde développé, pour remédier à une pénurie d’origine politique, aspire les médecins africains, il envoie dans les pays d’origine de ces derniers ses propres praticiens, par le biais d’agences onusiennes et d’ONG.

Ce chassé-croisé obéit à une logique à la fois économique, médicale et humaine : tandis que les docteurs africains fuient des conditions de travail déprimantes – manque d’équipements et de médicaments, salaires dérisoires –, des médecins occidentaux portés par des idéaux généreux et dotés de compétences introuvables sur place se portent volontaires pour des missions dans des zones déshéritées et de conflit.

Les possibles effets pervers de ces interventions extérieures, par ailleurs vitales, sont analysés depuis quelques années. « Les ONG sauvent des vies dans les pays en développement, mais, involontairement, leurs actions, sous la pression de résultats rapides, peuvent porter préjudice aux systèmes de santé publics locaux », écrivait dès 2008 la spécialiste en santé publique Nellie Bristol dans la revue médicale The LancetEn attirant infirmières et médecins locaux par leurs meilleurs salaires et équipements, les ONG peuvent assécher les structures locales. Concentrées sur des priorités médicales souvent dictées par leurs donataires, elles peuvent laisser en jachère des pans entiers des besoins des populations.

Un déclassement abyssal

A ces écueils s’ajoute, dans le secteur du travail humanitaire considéré plus largement, l’énorme fossé salarial qui sépare les expatriés des employés locaux. Justifiée traditionnellement par les besoins spécifiques des expatriés, ainsi que par les risques de corruption sur place, cette inégalité commence à être contestée. « Imaginez-vous travailler dans un secteur où vous réduiriez votre salaire de trois à cinq fois si vous décidiez de retourner dans votre pays d’origine ? », écrit Manfredi Miceli, travailleur humanitaire italien, dans un rapport pour le Centre for Humanitarian Leadership.

Un même travailleur d’ONG africain employé hors de son pays d’origine avec un statut international subit un déclassement abyssal s’il consent à exercer en tant que « local » chez lui. « Un paradoxe, s’agissant d’organisations censées s’attaquer aux inégalités et dénoncer les logiques coloniales », souligne M. Miceli. Et un mécanisme qui contribue à favoriser les expatriés et à alimenter la fuite des personnels africains.

Le paysage de la santé mondiale, en mettant sur la sellette une catégorie de migrants qui, à rebours des discours dominants, sont les bienvenus dans les pays développés, illustre la complexité du débat sur l’immigration, loin des instrumentalisations simplistes en cours. « Jamais je ne dirai à un médecin béninois qu’il ferait mieux d’être au Bénin plutôt qu’à Paris, résume Rony Brauman. Venir travailler en France, c’est un choix individuel tout simplement humain. Mais une politique qui consiste à siphonner une ressource rare dans des pays qui en ont cruellement besoin, cela devient obscène. » Un appel à imaginer des politiques prenant en compte nos intérêts mais aussi la situation des pays de départ, nos liens avec eux, et l’aspiration humaine universelle à une vie meilleure.


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