Recueilli par Camille Nevers publié le 21 avril 2023
Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, film d’une cinéaste de 25 ans sorti en 1975, ressort, restauré et digitalisé, cinquante ans après. Auréolé de plus, depuis quelques mois, d’un beau label piège, «meilleur film de tous les temps», établi par le classement décennal de Sight & Sound, revue de cinéma du British Film Institute. Magnifique hold-up, que les proprios du bon goût ont encore mal pris, comme à sa sortie, ne voulant irrévocablement rien entendre du film d’Akerman. Les pauvres, le film leur a volé Delphine Seyrig qui s’échappa, la star sphynx et fatale passée à l’ennemie, devenue radicalement insaisissable : la mère qui se prostitue pour survivre, la veuve en robe de chambre au petit matin, la femme de 40 ans qui se mure dans le silence, de son histoire, du passé des camps qui plane sur tout le film, ou «la ménagère de moins de 50 ans» dont chaque publicitaire a voulu exploiter le désœuvrement, désamorcer le scandale de «la vie matérielle», pour en faire son fonds de «commerce» et son cœur de cible.
Seyrig et Akerman en face-à-face, composant à deux la figure hybride de Jeanne Dielman, sont un peu toutes les femmes réunies. Mais jamais plus, «la» femme. Il y a cette donnée irréductible de Jeanne Dielman, ce calme attentat, tenant à sa durée, à sa rupture avec les codes et les genres, à sa répétition, au détournement de sa vedette (aristocrate), et à sa geste féminine. La «chanson de gestes» qu’est littéralement Jeanne Dielman, outrage. Pour revenir à la source du scandale et de la beauté du film, reparlons du travail de sa fabrication qui sembla aller de soi pour ces femmes de leur temps, fermes, féministes, résolues. Babette Mangolte, artiste multiforme (photographe, cinéaste, monteuse, essayiste…), vivant aux Etats-Unis depuis les années 70, fut la directrice photo d’Akerman sur cinq de ses œuvres, ainsi que sur les beaux films de Jean-Pierre Gorin, Jackie Raynal, Yvonne Rainer. Elle confie ici ses souvenirs de tournage, work in progress d’un long métrage sublime qu’il faut se précipiter redécouvrir, ressorti pour cette expérience «intérieure» unique de la salle, du silence et des heures qui s’écoulent avec la mécanique de précision d’une bombe ou d’une minuterie.
Vous rencontrez Chantal Akerman en octobre 1971 à New York, par l’intermédiaire du cinéaste, photographe et écrivain Marcel Hanoun. Elle avait 21 ans, vous 30.
J’ai voulu devenir cheffe opératrice après ma découverte d’Hiroshima, mon amour, en 1959, à 18 ans. J’ai fait l’école Louis-Lumière en 1963, et Marcel Hanoun me mit le pied à l’étrier comme assistante sur ses films des quatre Saisons, à partir de 1968. En 1970, je suis venue m’installer à New York, au départ y découvrir le cinéma expérimental. Chantal, l’année suivante, cherchait un opérateur pour son prochain film et Hanoun lui a parlé de moi. J’ai eu le sentiment qu’on avait le même âge, elle avait terminé Saute ma ville (1968), et était déjà très mûre, très entreprenante – elle était allée d’elle-même le montrer à Jonas Mekas d’ailleurs. On s’est retrouvées – moi à l’époque ne parlant pas très bien l’anglais, elle ayant habité Paris après Bruxelles – les deux «Françaises» exilées à New York. Aussitôt, notre conversation a porté sur le fait de se sentir exclues du monde des hommes dans le cinéma. La seule chose à faire, a-t-on conclu : réaliser des films nous-mêmes, entre femmes, entre exclues. C’est ce qu’on a fait et c’est ce que beaucoup de femmes ont fait aussi à l’époque à New York et en France.
J’ai donc éclairé les deux premiers films new-yorkais de Chantal, la Chambre et Hôtel Monterey. L’idée du premier, un seul plan circulaire qui dure onze minutes, est venue à Chantal après notre découverte de la Région centrale de Michael Snow, film en plans continus très sophistiqués, dans un lieu désert et montagneux au Québec. Le film durait trois heures, on l’avait vu dans une salle à New York, de midi à minuit, pendant un weekend, on entrait, on fumait comme des cheminées, on sortait pour prendre l’air, discuter, puis y retournait. On a tourné la Chambre dans la foulée, en deux prises, on avait juste deux magasins, avec une Arriflex S 16 mm prêtée par Robert Rauschenberg, pour un long métrage de son amie Yvonne Rainer que je préparais. C’était le système D, Chantal n’a eu à payer que les bobines film, en Kodachrome, les couleurs étaient extraordinaires.
Vous tournez Jeanne Dielman... cette fois en Belgique, quatre ans plus tard…
Oui. Après Snow, cette fois l’idée de Chantal s’inspirait de Deux ou trois choses que je sais d’elle. Un très grand Godard, que nous admirions beaucoup. Mais son projet me semblait trop proche du modèle godardien. Elle a alors repris le script avec une seule femme, qui tenait plus d’une nouvelle littéraire que d’un scénario. Elle était rentrée de New York fin mars 1973, avant de tourner, en 1974, Je tu il elle. Avec Delphine [Seyrig], elles se sont rencontrées quelques mois plus tard, en novembre, au Festival de théâtre de Nancy, assez radical, où par exemple Bob Wilson avait créé le Regard du sourd, en 1971, et qui avait aussi une programmation de films.
Delphine était venue montrer ses premiers films vidéo faits avec les Insoumuses et c’est là qu’elle a découvert la Chambre et Hôtel Monterey, projetés le même jour. Elle a aussitôt saisi la force du cinéma de Chantal, l’originalité expérimentale – elle-même ayant débuté avec Robert Frank et la beat generation, dans Pull My Daisy. Le féminisme les a aussi naturellement rapprochées.
Le tournage s’est vite enchaîné ensuite ?
Oui en quelques mois. Je suis arrivée pour la prépa deux semaines avant le début du tournage. Ils avaient déjà trouvé l’appartement, loué pour trois mois comme décor. En contrepoint à ce réalisme du lieu, le choix antinaturaliste de Delphine m’a semblé idéal, je l’admirais dans Muriel ou le temps d’un retour de Resnais, chez Buñuel etc. Enfin, elle savait choisir ses rôles ! Comme c’était aussi une grande comédienne de théâtre, elle avait un sens de la continuité du personnage qui a été très précieux sur Jeanne Dielman qu’on n’a, contrairement aux apparences, pas du tout tourné selon la chronologie des trois journées du récit. Les lieux étaient exigus alors que la caméra, une Mitchell 35, était énorme. La bouger prenait beaucoup de temps et on ne pouvait pas faire de mouvements d’appareil. Or, ça collait bien avec le sujet, avec la solitude de Delphine, qui était de tous les plans : on a tourné en plans fixes uniquement. Tout, durant les quatre semaines de tournage d’une production assez modeste, s’est fait de façon pragmatique. On avait mis au point la manière de tourner le plus simplement, selon quelques axes en fonction de chaque pièce. L’usage des minuteries m’intéressait particulièrement – et cette façon d’éteindre et rallumer qui rythme les mouvements. Il fallait que j’anticipe ma lumière en fonction des heures du jour et de la nuit, et des interrupteurs que Delphine tournait de pièce en pièce. Comme on voyait beaucoup le sol dans les plans que Chantal voulait, j’ai fait passer tous les fils d’électro par en haut, le plafond. On a fait des essais de maquillage pour Delphine, choisi la couleur de ses cheveux…
Elle se fond dans le mobilier avec sa chevelure acajou, littéralement elle fait «partie des meubles».
Oui, en fonction de sa teinte on a changé certains papiers peints, certaines couleurs. Le planning était peu orthodoxe : on commençait les jours de tournage à midi, l’équipe arrivait, tous avaient déjeuné, et la production leur payait le dîner à 19h30. De 9 heures à 11h30, on préparait sur place avec Delphine et Chantal. C’était très important, ces matinées – on s’en rend compte en voyant le making-of signé Sami Frey, Autour de Jeanne Dielman. Tandis que je réglais ma lumière, la proximité de travail entre Chantal et Delphine était palpable, on pressentait rien qu’à cela ce qu’allait être le film, un film important. C’est Chantal qui faisait le cadre, avec la caméra vidéo. Pour elle c’est essentiel, elle a fait tous ses cadres, dans tous ses films.
Dans le making-of on voit Seyrig demander à Akerman à quoi Jeanne Dielman pense tandis qu’elle accomplit telle ou telle tâche, et on voit Akerman résister beaucoup à l’idée qu’elle puisse penser à quelque chose de précis.
Absolument, il n’y avait pas de direction psychologique du tout. Ce que j’ai admiré le plus chez Delphine, c’est sa façon d’inventer à partir de presque rien. Prenez par exemple la scène du dîner du second jour, après l’expérience traumatique qu’elle a eu dans la chambre : elle a su faire sa propre «interprétation» de ça, de ce premier dérèglement du personnage. Chantal la guidait lors des répétitions, mais, la répétition, c’était la répétition des gestes, des déplacements, si elle attend ou pas que les pommes de terre soient cuites, c’est tout. Avec ça, Delphine inventait. Sa manière de s’orienter dans le temps du film est inouïe. J’étais d’accord avec la volonté de Chantal de tout centrer sur elle, sur sa certaine intensité, son sens du temps, de l’emprisonnement et du confort. Elle semblait trouver des variations infimes naturellement, elle avait une concentration extraordinaire.
Contrairement à sa réputation, le film est très découpé.
Il y a des rythmes très différents, il y a des plans très rapides, d’autres très longs. Chantal voulait restituer la totalité du geste. Ces gestes sont toujours éludés dans les films, parce que trop communs, on évite de les montrer en entier. Ce sont souvent des gestes domestiques, donc d’une femme au service de la famille, épouse, servante, ou bonne.
Au tournage y a-t-il eu des doutes quant aux choix et à la radicalité du film ?
Quelques-uns étaient contre Delphine, estimant qu’elle n’était pas crédible pour le personnage, parce qu’elle ne savait pas faire la cuisine, qu’elle n’avait jamais moulu du café. Pourquoi prendre une actrice qui ne sait pas faire les choses ? Chantal était convaincue que si elle prenait quelqu’un qui savait, il n’y aurait pas «d’interprétation», en quelque sorte. Je savais moi que Delphine pouvait tout faire. La manière dont elle plie les vêtements, avec une telle précision, c’est comme si elle faisait chaque geste pour la première fois. Chantal voulait faire un film sur ces gestes, des gestes qu’elle voulait rendre nobles, qu’elle avait vu faire par sa mère, sa tante et les femmes de sa famille. Il y avait quand même plus de femmes que d’hommes dans la famille de Chantal. Cinquante ans après, on peut espérer que le film, qui a eu une influence considérable sur le cinéma, jusqu’au classement récent dans Sight & Sound, soit aussi important pour un homme que pour une femme d’aujourd’hui. Que les hommes aussi découvrent Jeanne Dielman, et le voient comme le très grand film qu’il est.
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