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dimanche 19 mars 2023

« Que diriez-vous si votre conjoint vous enfermait dans votre chambre ? Pourquoi faisons-nous ça aux enfants ? » Entretien avec Catherine Gueguen, pédiatre

Propos recueillis par  et   Publié le 17 mars 2023

Face aux accusations de la psychothérapeute Caroline Goldman et au débat sur le « time out », la pédiatre, qui est l’une des voix de l’éducation positive en France, défend ses convictions.

La pédiatre Catherine Gueguen, qui a « accompagné des parents et des enfants toute [s]a vie », appelle à une « vraie révolution » en France, pour passer « d’une éducation punitive à une éducation non violente ». L’autrice du best-seller Pour une enfance heureuse (Robert Laffont, 2014), vendu à 176 000 exemplaires, ou de Lettre à un jeune parent (Les Arènes, 2020), a créé en 2019 un diplôme universitaire d’accompagnement à la parentalité pour les pédiatres à Sorbonne Université. Reconnue comme l’une des voix de la parentalité positive en France aux côtés d’Isabelle Filliozat, Catherine Gueguen a récemment été visée par la psychothérapeute Caroline Goldman qui, dans un entretien au Monde, l’accuse de « désinformation » auprès des parents.

La docteure en psychologie de l’enfant Caroline Goldman met en cause votre interprétation de l’éducation positive. En particulier, elle vous accuse de « rogner les limites éducatives ». Que répondez-vous ?

Dans toutes mes conférences et interventions, je redis que cette éducation, ce n’est pas moi qui la prône. C’est la communauté mondiale de chercheurs, l’OMS, l’Unicef qui affirment que l’adulte doit transmettre des valeurs et des repères, mais sans humilier l’enfant, et en comprenant ses émotions. Je le dis et le redis. Je suppose que Caroline Goldman n’a pas lu mes livres. L’éducation non violente est parfois confondue avec une éducation laxiste, permissive, évitant la frustration. C’est une idée fausse. Elle ne remet pas en question l’importance des règles, mais la violence avec laquelle celles-ci sont imposées.

Par exemple, comment calmer un enfant qui fait une crise de colère (que vous appelez une « tempête émotionnelle ») ?

L’enfant a besoin qu’on comprenne ses émotions et ses besoins. S’il fait quelque chose d’inadéquat, on l’apaise. Ce n’est pas synonyme de céder. S’il se roule par terre et qu’il veut du chocolat alors que ce n’est pas l’heure, on ne lui en donne pas. On l’apaise et on l’aide à exprimer ses émotions. On lui dit : « Je comprends que tu veuilles du chocolat, mais ce n’est pas le moment » ou bien « Tu vas avoir mal au ventre si tu en manges trop ». S’il se met à crier, à taper, on lui parle d’une voix douce et on lui demande ce qu’il ressent : « Tu es très en colère contre moi ? » Notre empathie va faire maturer son cerveau. On ne fait pas de grands discours, ça ne sert à rien. La colère va se calmer progressivement. Par contre, si on enferme l’enfant dans la chambre, on ajoute de l’incompréhension et de la colère.

Justement, quelle est votre position sur le « time out » ? Les partisans de cette méthode, qui consiste à mettre l’enfant à l’écart pour un temps donné, affirment que cela lui permet de s’apaiser et de comprendre les limites éducatives ?

Je ne suis pas du tout une spécialiste du « time out ». Je n’ai jamais fait ça avec mes enfants et je ne me suis jamais penchée précisément sur la question. En Suède, le « time out » est considéré comme quelque chose d’inadmissible. Quand un enfant est en colère, on n’a pas à l’enfermer. Et imaginer qu’un tout-petit de moins d’un an puisse jeter son assiette de purée par terre pour « appeler des limites éducatives » est une erreur ! A cet âge, l’enfant fait des expériences. Il ne fait rien à dessein, il ne manipule pas. Il n’a pas encore appris à gérer ses émotions. L’enfermer dans sa chambre, qu’est-ce que ça va lui apprendre ?

C’est exactement comme si on enfermait une femme. Que diriez-vous si votre conjoint vous enfermait dans votre chambre ? Pourquoi faisons-nous ça aux enfants ? Pourquoi les femmes arrivent à se faire respecter et pas les enfants ? Parce que les enfants n’ont pas de voix. Nous sommes peu nombreux à les défendre.

Mais les positions ne sont pas comparables, si ? On ne peut pas avoir la même relation avec son partenaire qu’avec son enfant que l’on doit éduquer ?

La position du parent est d’élever son enfant, de l’aider à progresser et à grandir, bien évidemment en lui disant « non » s’il a un comportement inadéquat, mais aussi en servant de modèle. Quand un adulte crie et punit, enferme l’enfant dans sa chambre, c’est-à-dire a des rapports de force avec lui, ce dernier apprend à faire la même chose avec les autres. Il enfermera son petit frère ou sa petite sœur. Il fera ça avec ses copains aussi. La violence se transmet. Une grande chercheuse américaine, la psychologue Nancy Eisenberg, spécialisée dans le développement psychosocial et émotionnel, dit que lorsque l’enfant est élevé avec empathie, il ne devient jamais violent. A l’inverse, quand il est élevé dans des rapports de domination, il les reproduira avec son entourage.

Que constituent pour vous les « violences éducatives ordinaires » ?

Je regrette beaucoup qu’en France, la loi de 2019 sur les violences éducatives ordinaires ne soit pas explicite. Il faudrait les définir. Tout ce qui effraie, menace, punit l’enfant est une violence éducative. Cette violence peut être verbale, psychologique ou physique. Le coin, qui est une forme d’isolement, en fait partie. L’enfant est un être beaucoup plus fragile que les adultes. Son cerveau est vulnérable. Il n’a pas les moyens de se défendre. Les enfants subissent énormément de violences dans le monde. Un enfant meurt de violence tous les cinq jours en France. C’est ça que je combats.

Là, vous parlez de maltraitances graves, voire de meurtres, et pas de « time out » ou de punitions de la vie quotidienne… Ce sont deux choses différentes.

Non justement ! Ouvrir la porte à la domination est dangereux. Il y a un continuum entre toutes les petites maltraitances du quotidien et les très grandes formes de maltraitance. Si l’on commence à autoriser les gens à avoir des rapports de force avec les enfants, cela peut aller très loin. Pendant mes études, dans les services de pédiatrie, j’ai été bouleversée de voir tous ces tout-petits hospitalisés parce qu’ils avaient été jetés contre les murs. L’âge auquel l’enfant est le plus maltraité est la première année de vie. Donc dire aux parents « la bienveillance, ça suffit, il faut les punir », je peux vous assurer que c’est ouvrir la porte à la violence.

Ce qui m’étonne, c’est à quel point ce discours, complètement acquis dans bien des pays, ne porte pas chez nous. Je pense bien sûr à la Suède, mais pas seulement. J’ai récemment donné des interviews à El Pais, au Corriere della Sera. L’Espagne et l’Italie se préoccupent de la violence vis-à-vis des enfants. En France, on ne s’en occupe pas. C’est un sujet tabou.

Mais n’est-ce pas abusif de faire le lien entre des petits stress du quotidien et des maltraitances graves ? Cela peut être terriblement culpabilisant.

Evidemment qu’il ne faut jamais culpabiliser les parents ! Ce n’est pas ça du tout. On n’est jamais parfait, on peut avoir une parole de trop, un geste de trop. Ce n’est pas grave. Dans ce cas, on s’excuse. On dit : « Je n’aurais pas dû dire ou faire ceci. » Notre objectif, c’est d’essayer d’amener les parents très progressivement à faire autrement, sans aucune culpabilisation. De montrer le chemin, avec une écoute empathique. C’est un travail de très longue haleine, il va falloir probablement une génération pour que les gens changent de modèle éducatif.

Ce dont on parle, c’est une révolution éducative. Une autre conception du développement de l’être humain. Jusqu’à présent, on pensait qu’il naissait mauvais, et qu’il fallait le dresser. Désormais, les chercheurs nous disent que l’enfant naît avec une capacité d’empathie, d’altruisme ; mais comme il reçoit énormément d’humiliations physiques et verbales dès la première année de vie, cette capacité d’empathie sommeille en lui.

Certains parents qui pratiquent l’éducation positive disent qu’ils sont épuisés, à bout de nerfs face aux exigences éducatives…

Un enfant, ça ne s’élève jamais seul. Dès qu’on commence à avoir des difficultés, il faut en parler. A des amis, à la famille. On essaie de prendre un peu de champ et on confie son enfant un soir, un week-end. Moi, je faisais des ordonnances de week-end pour les couples ! Et si vraiment on sent qu’on va disjoncter, qu’on va punir l’enfant ou le frapper, il faut aller voir un professionnel : pédiatre, médecin généraliste, psychologue… C’est précisément pour cela que je forme une petite trentaine de pédiatres chaque année avec le diplôme universitaire (DU) que j’ai créé à Sorbonne Université.

Tout le monde n’est pas en mesure de faire tout cela…

Ce n’est pas réservé à une élite ! Dans mon DU, je fais venir une association, Papoto, qui travaille avec les populations les plus démunies en Seine-Saint-Denis. La plupart du temps, ce sont des mères, qui sont fières de découvrir ces savoirs scientifiques. Elles rentrent chez elles en disant à leur mari qu’elles ont appris comment fonctionne le cerveau de l’enfant. Notre but, c’est de transmettre ces connaissances à toute la population. Mais c’est un travail gigantesque, et nous avons besoin de l’appui du gouvernement pour une vraie politique de l’enfance.

Si l’on veut que la France s’améliore sur le plan des violences faites aux enfants, il faut absolument que les parents aient du temps avec eux. Dans les pays nordiques, il existe de longs congés postnataux, répartis entre les deux parents, rémunérés, et accompagnés par des professionnels bien formés. Ensuite, il faudrait aménager les horaires de travail pour les parents de jeunes enfants : pas de réunion en fin de journée, des mercredis allégés. Lorsque ces conditions sont réunies, les parents ont eu un an pour apprendre, et les enfants grandissent avec une sécurité affective. Mais, en France, personne au gouvernement ne porte ces mesures.

Pensez-vous que l’engouement suscité par l’éducation positive a généré des incompréhensions ? Est-ce qu’elle a pu être mal interprétée par certains parents, sur les réseaux sociaux notamment ?

Bien sûr. Je suis effrayée, parce que je sais que ce n’est pas tout seul dans son coin, sur les réseaux, que l’on peut être aidé. J’ai beaucoup de compassion pour ces parents qui ne savent pas vers qui se tourner. En ce moment, sur le marché, on a des coachs qui disent n’importe quoi, c’est catastrophique. C’est pour cela qu’il est indispensable de former des professionnels.

Vous avez la spécificité de vous appuyer dans vos ouvrages sur les neurosciences. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?

Je m’appuie sur les neurosciences affectives et sociales, pas cognitives. Là encore, c’est une révolution : la découverte, depuis la fin du XXe siècle, qu’une grande partie de notre cerveau est dévolue aux émotions et aux relations. On sait désormais que l’éducation doit être basée sur le développement des compétences émotionnelles et sociales. Avoir des relations satisfaisantes, sortir d’un conflit sans violence, cela s’apprend. Si tous les adultes apprenaient ces compétences, on aurait un monde pacifique !

Dans votre best-seller « Pour une enfance heureuse », vous consacrez une entrée aux fonctions respectives des deux hémisphères du cerveau. Vous écrivez : « Les deux moitiés du cortex préfrontal ont des fonctions spécifiques, en particulier en ce qui concerne l’humeur. (…) L’hémisphère droit est plus particulièrement dévolu aux émotions et aux interactions sociales. La mère porte fréquemment son enfant dans le creux du bras gauche. Là, il entend le cœur de sa mère et cette position permet que l’échange de regards, l’information visuelle de l’enfant ait un accès direct à l’hémisphère droit de sa mère. » Or, comme l’écrit la journaliste Béatrice Kammerer (« L’Education vraiment positive », Larousse, 2019), ce discours sur les « deux hémisphères » est un « neuromythe », autrement dit, une information déformée et erronée.

Il est très compliqué de vulgariser sans caricaturer. Je ne suis pas une scientifique, mais une clinicienne, éblouie par l’étendue de ces recherches. Je voulais aider les parents à comprendre que l’enfant petit n’avait pas encore un cerveau suffisamment développé pour contrôler ses émotions. Je savais que ce n’était pas complètement juste. Dans mes livres suivants, je n’ai plus parlé de cela.

A propos des conséquences du stress sur l’enfant, vous écrivez aussi : « Les expériences que vit l’enfant agissent profondément sur lui et peuvent modifier le développement de son cerveau. James Curley, de l’université Columbia à New York, résume dans un article publié en 2011 les impacts de l’environnement social sur le développement du cerveau. » Mais cette étude a été menée sur des bébés rats privés de leur mère à la naissance. Vous citez plusieurs travaux portant sur des rongeurs dans votre ouvrage. N’est-ce pas une extrapolation abusive ?

Moi, je ne suis pas chercheuse, je relate des travaux. Mais ces travaux-là ne m’intéressent plus. Je n’en parle plus jamais, je ne les mettrais plus dans mes livres aujourd’hui. Il y a bien d’autres études passionnantes à explorer. Je pense par exemple au travail de Rebecca Waller, à Oxford, qui a fait le bilan en 2013 de trente études sur les éducations punitives et sévères. Elle en a conclu que cela donne des enfants non empathiques, insensibles, et qui développent des troubles d’agressivité, d’anxiété ou de dépression. C’est bien une preuve que la violence éducative a des effets délétères chez l’enfant.


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