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vendredi 3 mars 2023

François Héran : «La France est très loin d’avoir pris sa part sur l’immigration»

par Gurvan Kristanadjaja et Adrien Naselli  publié le 1er mars 2023

Il n’y a pas de «tsunami migratoire», et la France n’est pas un pays si attractif pour les étrangers. Le démographe, professeur au Collège de France, démonte les clichés et enjoint les politiques qui se pencheront bientôt sur la nouvelle loi immigration à faire de même.

François Héran a écrit son nouveau livre Immigration. Le grand déni (Seuil) dans l’urgence. Une réaction presque épidermique au retour inopiné du thème de l’immigration dans le débat public. «On avait tellement d’autres choses en tête, le climat, la guerre en Ukraine… Ce n’était absolument pas le premier des sujets dans les sondages», commente le titulaire de la chaire migrations et sociétés au Collège de France. Dans un contexte marqué par les crispations identitaires de la droite et de l’extrême droite sur le sujet et à quelques semaines du projet de loi immigration présenté par Gérald Darmanin, le sociologue et démographe de 70 ans assume : ce livre est une tentative de remettre les choses à plat. Il est écrit à destination des responsables politiques qui multiplient, selon lui, les contre-vérités.

Comment expliquez-vous l’obsession pour l’immigration, de la droite à l’extrême droite ?

C’est une obsession récurrente depuis deux siècles. Par temps de crise, l’autre est de trop. De nos jours, pourtant, les immigrés ne sont pour rien dans le dérèglement climatique, la crise énergétique, la guerre en Ukraine, l’inflation, mais il se trouve toujours des marchands de peur pour raviver cette vieille hantise. Avec des variantes. Eric Zemmour était totalement convaincu, et c’était son erreur, que les Français partageaient sa détestation de l’immigration. D’où sa promesse pathétique de l’abolir de façon rétrospective en créant un «ministère de la Rémigration».

Marine Le Pen a fait de ce thème un usage plus tactique. Quand ce n’est plus payant, elle est tout à fait capable de le mettre en retrait au profit du pouvoir d’achat comme lors de la dernière campagne présidentielle. Quant à la droite LR, elle s’est enfermée dans la surenchère des primaires visant un noyau dur de militants. A l’en croire, les gouvernements précédents ‒ ceux de droite compris ! ‒ n’auraient rien fait contre la montée de l’immigration, par manque de «courage». Ils prétendent qu’«on n’a pas essayé la fermeté». Comme si les vingt lois votées sur le sujet depuis trente ans (par la droite comme par la gauche) n’avaient pas cessé de durcir à outrance la politique migratoire.

Vous assurez que la migration progresse de façon continue, quelle que soit la majorité politique.

Après avoir stagné dans les années 1974 à 2000, la part des immigrés, toutes origines confondues, n’a cessé de progresser dans la société française. C’est un phénomène général : elle a progressé de 67 % dans le monde depuis l’an 2000. On retrouve cette tendance lourde dans tous les Etats de droit européens, et il est vain d’imaginer que la France puisse y échapper. Cela dit, la progression observée en France reste modérée par rapport à la pression mondiale : moins de 40 % depuis 2000.

Les lois qui se sont succédé ont réussi à contenir l’immigration familiale, mais pas la migration estudiantine [54 % des bénéficiaires des titres de séjour, ndlr], économique ou de refuge. L’idée qu’on pourrait, avec un surcroît de fermeté, imposer une «réduction drastique» des flux dans toutes ces catégories est un déni de réalité. De façon générale, le politique surestime sa capacité à maîtriser l’immigration : la pression migratoire est liée à la multiplication des conflits mondiaux, et ce n’est pas tel ou telle responsable de parti français qui pourra les régler.

Vous écrivez : «J’invite instamment les membres de l’Assemblée nationale et du Sénat à consulter de près les données de la direction générale des étrangers en France !»

Ce que font les députés et les sénateurs est désastreux. Le Covid nous a appris que pour mesurer l’étendue d’un phénomène, il faut l’envisager proportionnellement : quel est le nombre de nouveaux cas pour 100 000 habitants ? Quand la santé publique est en jeu, on comprend, mais quand il s’agit de l’immigration, on ne comprend plus. On essaie de nous faire croire que la France est la principale cible de la demande d’asile en Europe, ce qui n’est absolument pas le cas. La France n’a pas non plus «renoncé à maîtriser l’immigration illégale», comme l’a dit le sénateur François-Noël Buffet (LR) pourtant réputé pour sa modération. Je suis sidéré que sur le millier de collaborateurs qui travaillent au Sénat, il n’y en ait pas un qui soit capable de faire la division entre le nombre de réfugiés et la population du pays : les immigrés représentent 10,3 % de la population. La réalité est donc tout autre.

Certains de vos enseignements semblent tout de même avoir infusé jusqu’au ministre de l’Intérieur…

Dans mon essai de 2017 intitulé Avec l’immigration, j’avais expliqué qu’il ne servait à rien d’être pour ou contre l’immigration : il faut faire avec, vivre avec, sous certaines conditions. Gérald Darmanin n’a pas eu besoin de moi pour reconnaître, lors du débat sans vote à l’Assemblée nationale, le 6 décembre 2022, que l’immigration est de longue date une composante banale de la société française.

Que pensez-vous du projet de loi sur l’immigration présenté par le gouvernement – dont le vote au Sénat et à l’Assemblée nationale est prévu au printemps ?

Il comprend deux volets : renforcer le nombre et l’efficacité des expulsions, favoriser les régularisations dans les métiers «en tension». Entre une droite butée et une gauche braquée, je crains fort que le projet de loi ne se limite au volet répressif et ne vide de son contenu le volet travail. La droite LR hurle à l’appel d’air dès qu’elle entend parler de régularisations. C’est raisonner à courte vue, car si l’on ferme toute voie de régularisation, cela augmentera le nombre d’irréguliers en France au lieu de le réduire, et ce au détriment de l’ordre public qu’on prétend défendre.

A mon sens, la gauche devrait saisir l’occasion de conforter les passerelles qui permettent de légaliser certaines situations de fait, par exemple en inscrivant dans la loi le contenu de la circulaire Valls de 2012. Cela vaut pour les personnes travaillant de longue date en France, mais aussi pour les jeunes qui décrochent un CAP ou un BTS, trouvent un emploi, donnent satisfaction à la communauté locale, jusqu’au jour où une OQTF (obligation de quitter le territoire français) vient tout briser. Cette politique de contre-intégration n’a aucun sens.

L’Europe a connu la «crise des migrants» à partir de 2014, épisode d’exode important qui marque encore les politiques aujourd’hui. Pourquoi la France a-t-elle accueilli 17 fois moins de Syriens que l’Allemagne ?

Depuis 2014, on compte 2,33 millions d’exilés syriens, irakiens et afghans qui ont réussi à déposer une demande d’asile dans l’Union européenne. Or moins de 5 % ont été enregistrées en France, alors que nous réunissons 15 % de la population de l’Union européenne et 18 % de son PIB. Nous sommes donc loin de les avoir accueillies au prorata de nos capacités structurelles. Il faut se rappeler la panique morale qui a accompagné la nouvelle de cette «crise des migrants».

Marine Le Pen dénonçait un «tsunami migratoire». Eric Zemmour affirmait qu’Angela Merkel avait détruit en quelques heures une Allemagne millénaire ! Manuel Valls était aussi très embêté : comment défendre la glorieuse tradition d’accueil de la République quand on a un voisin qui accueille dix fois plus que nous ? Il s’en est tiré en fustigeant les quatre pays d’Europe centrale qui avaient refusé de «prendre leur part» de l’accueil. Nous savons aujourd’hui que nous sommes très loin d’avoir pris notre part.

Même pour l’Ukraine, vous affirmez que nous n’avons pas «pris notre part»

Quand on atteint les 110 000 protections temporaires accordées aux Ukrainiens en 2022, on est très fiers de nous. Pourtant cela représente seulement 5 % des Ukrainiens ayant reçu une protection temporaire en Europe. Ils ont préféré gagner les pays qui comptaient déjà une importante minorité ukrainienne, l’Italie par exemple. La réalité, c’est que nous nous racontons des histoires. Si nous étions vraiment si attractifs qu’on le prétend, ils auraient dû être beaucoup plus nombreux à venir chez nous.

Il faut donc en finir avec le mythe d’une France «trop attractive» ?

Un test révélateur est le comportement des citoyens de l’Union européenne qui peuvent s’installer librement en France. Le résultat est cruel : l’Allemagne, le Luxembourg, la Belgique, etc. attirent bien plus les Européens en proportion. Nous figurons seulement au trentième rang du classement.

Quand on échange avec des migrants, ils nous parlent de la France pays «des Droits de l’homme», «des Lumières», «de la liberté». Le pays ne conserve-t-il pas une image symbolique forte à l’étranger ?

Il faudrait mener une enquête internationale sérieuse pour le vérifier. D’autres pays européens se voient aussi jouer un rôle phare sur le continent. C’est vrai que la France accueille des «proscrits» européens depuis la Restauration au début du XIXe siècle. Mais elle a aussi expédié des proscrits aux bagnes de Guyane ou de Nouvelle-Calédonie. Il ne suffit pas de cultiver une image de pays accueillant, il faut l’entretenir par une politique active et tenir son rang. Présenter l’immigration comme étant un facteur qui met fin à la continuité historique, c’est puéril. C’est d’ailleurs une formulation euphémisée du «grand remplacement». Il y a une série de variants littéraires un peu chics, cités par Ciotti, Le Pen ou Finkielkraut, autour de ce thème.

L’objectif de ces formules – «envahissement», «submersion», «invasion», «grand remplacement» – n’est-il pas finalement de déshumaniser la migration ?

C’est certain. D’un côté, l’idéologie complotiste voit dans l’immigration le fruit d’un complot des élites mondialisées visant à détruire les identités nationales. De l’autre, la vision naturaliste la réduit à un système de vases communicants : on s’imagine ‒ à tort ‒ que le «trop-plein» d’habitants se déverse spontanément vers les aires de la planète moins peuplées, ou bien des pays les plus féconds vers les pays les moins féconds. Ces deux idéologies sont contradictoires mais certaines métaphores tentent de les combiner. Accuser certains responsables d’avoir «ouvert les vannes», c’est prétendre que le phénomène était à la fois naturel et voulu.

Quant à l’obsession d’un «grand remplacement», elle repose sur plusieurs erreurs, dont la plus profonde, à mon sens, consiste à figer les contours de la «majorité» censée représenter le cœur de l’identité nationale. De nos jours, mis à part quelques racistes attardés, qui peut encore nier la «francité» des personnes porteuses d’un patronyme juif, espagnol ou arménien ? La notion même de l’identité française n’a cessé de s’élargir au fil des générations, elle continuera de s’étendre à l’avenir, en incluant les patronymes de toutes origines.

Un autre argument des militants de droite et d’extrême droite consiste à dire qu’il faut «d’abord s’occuper des Français» qui subissent l’inflation, la hausse du prix de l’énergie et le chômage. Que leur répondez-vous ?

Ce thème de la concurrence existait autrefois pour les salaires : l’immigré était responsable de la dépression des salaires. Ce qui est frappant, c’est qu’il y a dans les discours actuels l’idée que l’on doit contraindre les Français à accepter des travaux occupés par des immigrés. Mais il reste toujours de travaux de soin à la personne, de nettoyage, de transport… Il n’y a pas de substituabilité de la main-d’œuvre française à la main-d’œuvre étrangère dans toute une série de domaines en bas de l’échelle. Dans le même temps, on a besoin d’immigrés dans tous les secteurs.


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