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jeudi 24 novembre 2022

Interview Alice Diop : «Je défie quiconque de pouvoir cerner le mystère de cette femme»

par Elisabeth Franck-Dumas et Didier Péron  publié le 22 novembre 2022

A l’occasion de la sortie de «Saint Omer», co-écrit avec Marie NDiaye, qui retrace le procès de la mère infanticide de Berck-sur-Mer en 2016, la cinéaste, multiprimée et sélectionnée aux oscars pour représenter la France, revient sur sa fascination pour ce fait divers et sur ce qu’il dit de chacun de nous.

Déjà remarquée pour son documentaire Nous, sorti en 2021, exploration d’outre-périph le long du trajet du RER B, Alice Diop pour son premier long métrage de fiction, Saint-Omer, a vu s’aligner favorablement toutes les planètes, entre deux prix prestigieux à la Mostra de Venise, le prix Jean-Vigo et la sélection pour tenter de briser le mauvais sort de la France non retenue aux oscars du meilleur film étranger depuis trop longtemps. Ayant déjà beaucoup voyagé avec son film, du Japon aux Etats-Unis, elle raconte avec une ferveur fascinante le long processus de maturation qui l’a conduite à transfigurer un terrible fait divers pour ciseler le tranchant d’un film qui, comme disait Kafka de la littérature, frappe comme «la hache qui brise la mer gelée en nous».

Vous avez dit dans des interviews à quel point ce fait divers vous a obsédée. Pourquoi cette obsession au point d’aller suivre ce procès ? Comment se fixe-t-on soudain sur la figure d’une mère qui tue son enfant ?

Sincèrement, cette obsession, j’essaye encore de la cerner. C’est très flottant, et ce qui est magnifique dans les projections auxquelles j’assiste, c’est que le retour de certains spectateurs et spectatrices continue encore d’éclaircir cette obsession qui était plus qu’étrange, presque inavouable. Je n’en ai parlé à personne à l’époque. Tout est parti de cette photo, parue dans le Parisien, qui provenait d’un avis de recherche diffusé par la gendarmerie nationale : une femme noire sur le quai de la gare du Nord qui poussait un enfant métis emmitouflé dans une couverture. La veille ou l’avant-veille, le corps de cet enfant avait été retrouvé sur la plage de Berck. J’ai retrouvé dans cette photo quelque chose d’étrangement familier, et dans cet étrangement familier, il y avait le visage de cette femme, dont j’ai eu l’intuition très vite qu’elle était sénégalaise. Mais plus que ça, c’est une femme qui avait à peu près le même âge que moi. Moi, j’étais la mère d’un jeune garçon métis, et il y a quelque chose dans cette image que j’ai reconnu. Est-ce culturel, sociologique, ou tellement intime que c’est indicible, inavouable ?

Cela vous était déjà arrivé ?

Non. Je ne suis pas une lectrice avide de faits divers. C’était vraiment cette femme, cette photo. Je me souviens qu’au début, on a pensé que c’était un migrant retrouvé sur la plage. Et puis le premier article, la pré-enquête de Pascale Robert-Diard [dans le Monde ndlr], rapportait les propos de Fabienne Kabou, disant que cette femme avait déposé son enfant sur la plage avec l’idée que la mer emporterait ce corps. J’en ai parlé à l’issue du procès avec Pascale Robert-Diard, qui s’est reprochée d’avoir écrit «déposé» plutôt que «noyé». Sincèrement, si elle avait écrit «noyé», je pense qu’il n’y aurait pas eu de film. Ma fascination se serait interrompue très vite si j’avais lu «une femme a noyé son enfant». Je venais de traverser une maternité complexe, enfin, comme toutes mes amies, sauf que cette complexité-là, je ne l’ai pas dite. J’ai vécu l’arrivée de mon fils avec énormément d’inquiétude, et je n’ai pas du tout pu le partager, ni avec ma mère parce qu’elle était morte, ni avec mes sœurs parce qu’elles n’avaient pas d’enfant, ni avec mes amies car j’ai été mère avant elles. Je sortais à peine de tout ça, et tout à coup surgit cette femme avec ce bébé, cet enfant métis. Car pour moi, le fait que l’enfant soit métis est quelque chose de signifiant dans l’obsession étrange qui m’a nourrie.

Vous avez assisté au procès ?

Oui. J’y suis allée seule, sans en parler à mes amis, sans en parler à mes producteurs. Je paie ma chambre d’hôtel seule, je ne pouvais pas en faire quelque chose de professionnel. Je ne filme rien, j’en parle à ma meilleure amie qui a un enfant de six mois, qui ne veut pas entendre parler de l’histoire, et à mon compagnon, qui refuse complètement le sujet car je pense que ça l’inquiète, et qui me reproche d’y aller. J’y vais dans cette totale inconscience, cette totale, non pas folie, mais cette obscurité à moi-même. J’arrive au procès et – c’est une scène qui n’est pas dans le film mais qui y a été longtemps – un journaliste vient me voir et me demande si je fais partie de la famille. Je lui dis: «Mais pourquoi vous me demandez ça ?» Et le personnage de Rama naît de la violence de cette question. Autour de moi, il y a beaucoup de spectatrices qui sont venues sans avoir aucune fonction. Mais une femme noire qui vient là fait forcément partie de la famille. Alors que je pense que je suis venue écouter cette femme pour les mêmes raisons que toutes les femmes blanches. Le film est né de la conviction que ce que j’avais traversé, toutes les femmes au procès l’avaient vécu. Je raconte souvent cette anecdote de cette journaliste enceinte de six mois qui suivait le procès, et qui s’est effondrée en larmes au moment de la plaidoirie de fin. Exactement comme moi, qui pleurais en ayant honte de pleurer. Je me suis retournée et, dans la salle, toutes les femmes pleuraient.

Vous preniez des notes ?

Oui, j’ai pris des notes extrêmement minutieuses. J’étais allée au procès avec les mots de Duras à l’esprit, «sublime, forcément sublime» [texte de Marguerite Duras publié le 17 juillet 1985 dansLibération à propos de l’affaire Grégory], et avec l’arrogance de penser que, comme j’étais une femme noire, j’allais mieux comprendre Fabienne Kabou. Or, ce n’est pas du tout ce qui s’est passé. Parce que le procès ne s’est pas construit dans la même dramaturgie que le film, et qu’il a commencé par le crime. Fabienne Kabou a énoncé, la première journée au tribunal, ce qu’elle avait fait avec une distance, une froideur clinique qui nous a toutes complètement détruites. Elle a tellement refusé l’empathie, refusé le rôle qu’on s’attendait à la voir jouer, que je me suis effondrée. Pour moi elle était une Médée, une femme noire non légitimée par cet homme blanc qui a trente ans de plus qu’elle, et ma projection était presque trop binaire, trop facile. Tout d’un coup, Fabienne Kabou échappait à mes propres lectures. A partir de là, je n’ai fait que tomber dans mes propres gouffres. Au fond, c’est ce que j’ai trouvé fascinant en traversant le procès.

Vos notes étaient factuelles ou répondaient à ces gouffres ?

Totalement factuelles. A tel point que lorsque l’avocate de Fabienne Kabou a vu le film, elle a pu devancer ses propres répliques. Au début, je ne notais que des thèmes, des phrases. Et puis je me suis rendu compte que la manière dont Fabienne Kabou parlait était presque tout l’enjeu et je me suis mise à noter de manière de plus en plus minutieuse. J’écoutais avec une intensité qui mettait à distance l’émotion, prendre des notes me protégeait. Un peu comme la manière dont j’ai écrit le film, en mettant à distance la violence. Mais je n’ai pas fait ça en me disant que j’allais faire un film. J’ai pris ces notes pour ne pas tomber dans la folie. Et pour ne rien perdre ce que qui s’était dit. La certitude que j’allais en faire un film est née devant ces larmes collectives de toute une assemblée à l’écoute de la plaidoirie de Fabienne Roy-Nansion.

A quel moment est né le personnage de Rama, qui est un peu votre alter ego ?

Dès le début, j’ai su que ce que j’avais vécu était à la fois extrêmement partageable et extrêmement précis. J’ai regardé tout cela en étant à une place précise, celle d’une femme noire à peu près du même âge que Fabienne Kabou, dont la biographie, l’intimité pouvaient m’aider à révéler des choses qui me semblaient importantes. Ensuite, c’est une histoire qui est terrible, et l’effet de sidération face à la violence de cet acte-là est tel qu’il fallait que je trouve un moyen pour faire entendre ce que j’avais envie qu’on entende et qui était : qu’est-ce que la maternité ? J’avais eu le sentiment que seule l’écriture d’un personnage comme Rama pouvait me permettre de faire entendre cette question-là. Il y a cette femme «exceptionnelle» qui est l’infanticide Laurence Coly, et cette femme plus ordinaire qui est Rama, et parce qu’elle est ordinaire, elle permet au spectateur d’entrer dans cette histoire, d’aller y regarder quelque chose qui le concerne. Cet équilibre a été très difficile à construire, depuis le scénario, et difficile à manœuvrer dans le montage. On a continué à l’écrire jusqu’au bout, jusqu’à la fin, et je me souviens qu’une fois, on a poussé le curseur jusqu’à enlever Rama du procès. Mais on était alors devant une matière absolument obscène, on ne pouvait pas regarder ce film. Quelle serait la place d’un spectateur convié à écouter une histoire pareille ? C’est du voyeurisme, de l’obscénité pure, d’écouter une femme raconter comment elle a déposé sa fille sur la plage et l’y a laissée. On peut l’entendre au bon endroit uniquement parce que c’est médié par le personnage de Rama. En faisant de Rama un personnage qui est à la fois très précis – écrivaine, fille de cette mère-là, de ces mères façonnées par l’exil – mais suffisamment suggestif pour que toutes les autres femmes qui ne sont pas forcément traversées par des histoires de migration et d’exil puissent reconnaître quelque chose d’elles-mêmes, et s’identifier.

Ce qui choque, c’est aussi le temps entre la mise au monde fantomatique de cette enfant, et la décision de s’en débarrasser. Quinze mois… C’est évoqué comme une circonstance aggravante ?

Ce qui est aggravant, c’est la préméditation. L’étude du coefficient des marées, la lampe frontale pour aller sur la plage de nuit en font un acte prémédité. Mais est-il vraiment prémédité, ou délirant ? Je défie quiconque de pouvoir cerner le mystère de cette femme. C’est pour cela que c’est si fascinant. J’ai des lectures au gré de ce que les gens m’ont dit, continuent de m’en dire, et je n’ai jamais cessé de vaciller. Je me souviens bien de l’arrivée de l’expert psychiatre au dernier jour : on était tellement dans l’angoisse des méandres du mystère de cette femme – car ne pas comprendre pourquoi elle a fait ça nous renvoyait dangereusement à nous – qu’il fallait absolument que quelqu’un nous dise pourquoi. Quand [le psychiatre Daniel] Zagury est arrivé à la fin du cinquième jour, il a dit «elle est folle», et tout le monde a pu se dire, ah enfin, c’est ça, elle est folle ! Mais je sentais bien que «elle est folle», ça ne me satisfaisait pas. Dire «ce n’est pas une petite menteuse, c’est une grande délirante» faisait revenir le calme à l’intérieur de nous, mais ça ne m’a pas suffi.

Ce n’est pas satisfaisant non plus dans le film, lorsque l’avocate affirme «elle est folle» dans la plaidoirie…

Non. Le grand thème de ce film, c’est le mystère de cette femme, et ce que ça nous fait d’être confronté à ce mystère. D’où Marie NDiaye à mes côtés au scénario. Car ce que j’aime dans les livres de Marie, c’est ce qu’elle fait du mystère. La puissance de sa langue est précisément d’accueillir le mystère. En sortant du procès, je ne me suis pas dit, «c’est un film» mais «je viens d’assister à un roman de Marie NDiaye». Je n’avais jamais rencontré Marie, j’avais lu ses livres, mais je lui ai proposé de participer à l’écriture, mue par cette impression qu’il y avait quelque chose qui pouvait l’intéresser dans cette femme. J’ai tapé juste, elle avait lu tous les comptes rendus du procès. Dans sa manière d’écrire, il y avait précisément ce que j’avais envie que ce film soit. Quelque chose qui travaille à partir du mystère, et qui fasse du mystère un élément narratif et l’enjeu de la mise en scène.

En même temps, le mystère au cinéma ce n’est généralement pas ça – ce sont des images cryptiques, la nuit. Là, on est dans un espace ouvert à la lumière, rationnel selon la loi, où nous sommes confrontés à des blocs de paroles de gens qui s’expriment très bien, profèrent des arguments. C’est étrange d’avoir voulu faire un film de mystère à partir d’éléments a priori anti-mystérieux…

Merci de me dire ça, car ce qui m’a fascinée, dans le procès d’assises, c’est la tentative d’expliquer l’âme humaine en additionnant des faits objectifs. Qui vont de «quel enfant j’ai été, quelle mère j’ai eue, à quel âge j’ai couché avec un garçon» jusqu’à ce «qu’est-ce qu’il y a dans la poubelle de mon ordinateur». Un expert informatique est venu pour raconter cela. Et ça m’a beaucoup inquiétée, je me suis dit «Mon Dieu, et si je me trouvais dans la même situation, qu’est-ce qu’on trouverait dans la poubelle de mon iPhone !» (Rires) Ce qui était bouleversant, c’est que la même journée, Fabienne Kabou avait fait des recherches sur une proposition de loi de François Fillon sur l’accouchement sous X, la manière de prodiguer les premiers soins à un nouveau-né, la fiche Wikipédia de Ludwig Wittgenstein, le directeur d’une marque de Cognac. Des choses très précises, qu’elle suivait assidûment. Cela raconte quelque chose, de chercher comment on coupe le cordon, comment on prodigue les premiers soins, deux mois avant d’accoucher. Ces faits additionnés tentaient de dire le mystère de cette femme en y échappant complètement, mais en traversant quelque chose que seule la grande littérature permettrait de traverser. J’ai eu le sentiment d’être face à un roman de Dostoïevski, ou de Marie NDiaye, en assistant au procès. Avec tous ces faits, on arrivait à plus de vérité que tout ce qu’elle aurait pu formuler d’elle-même.

Le film-procès est un genre en soi, c’est la forme que vous choisissez tout de suite ?

Non, je ne me suis pas dit, c’est un film de procès, je me suis dit, c’est un huis-clos. Pour des questions morales. Elle ne s’appelle pas Fabienne Kabou, elle s’appelle Laurence Coly, mais le procès était public, et toutes les minutes du procès ne sont pas sujettes à une interprétation. C’est pour cela que je me suis refusée à filmer l’enfant, à reconstituer la scène du crime, la scène de son trajet. Pour des questions éthiques, je n’allais pas inventer un personnage qui allait tuer sa fille à Berck-sur-Mer, je ne devais m’en tenir qu’à ce qui s’est passé, et utiliser ces lignes du procès. Et le mystère en est encore plus grand que si je l’avais filmé moi-même. J’aurais fait quelque chose d’immoral et de problématique, et cela aurait aussi été péremptoire, arrogant, d’expliquer par des images ce qu’elle-même n’a pu comprendre en le faisant. Elle dit : «Je ne sais pas pourquoi j’ai tué mon enfant, j’espère que ce procès pourra me l’apprendre.» Le huis clos m’a permis de dépasser le fait divers et d’interroger quelque chose de beaucoup plus vaste.

La plaidoirie finale joue un rôle de catharsis, c’est un morceau de bravoure littéraire, un moment lyrique après la tension des faits…

C’est en effet une partie plus écrite, qui ne correspond pas exactement à la plaidoirie véridique. Et, à chaque fois, je pleure quand je la réécoute, parce que ça parle d’un inextricable lien avec nos mères, qu’elles soient vivantes ou mortes, qu’on les ait aimées ou détestées, qu’elles nous aient fait chier ou qu’elles aient été douces. La seule vérité, c’est qu’on ne pourra jamais y échapper. On l’a tournée en deux prises et ensuite on a fait entrer différentes femmes, et on leur a fait écouter la plaidoirie, l’une après l’autre, face caméra. Toutes ont fondu en larmes, et il fallait les soutenir pour sortir du plateau. C’était le dernier jour de tournage, J’ai écouté et réécouté ça jusqu’à tomber dans les pommes.

Le film a cumulé deux prix à la Mostra de Venise, le lion d’argent (grand prix du jury) ainsi que le lion du futur du meilleur premier film et a récemment reçu le prix Jean-Vigo. Un comité l’a désigné aussi pour représenter la France dans la course aux oscars. Comment vivez-vous ces honneurs et ce plein feu des projecteurs ?

L’honneur que c’est, le symbole que c’est de représenter la France, c’est une manière de rendre, d’assumer à quel point mes films tentent de dire l’universel à partir du corps noir, à partir de mes obsessions de femme noire, et de femme noire française, car on ne peut pas dissocier les deux dans mon parcours et dans ma vie. Donc je trouve ça hyper beau, que finalement ce soit la singularité du film que je propose qui soit aussi récompensée. Saint-Omer est un film qui porte le geste de tous mes films précédents. En même temps, ce statut de symbole peut aussi me mettre de temps en temps dans une situation très inconfortable. Si on m’assigne une place de porte-parole, tout à coup je balbutie. Il y a des gens qui savent très bien parler à cette place, ce sont des militants, des universitaires, tout ce que je ne suis pas. Précisément car le seul langage que j’ai, c’est de faire des films.


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