Alors que la France a procédé le 5 juillet au rapatriement d’enfants de djihadistes français détenus en Syrie, le neuropsychiatre Boris Cyrulnik et le psychiatre Serge Hefez exhortent le gouvernement, dans une tribune au « Monde », à accélérer le retour de ceux qui se trouvent encore sur place.
Plus de 150 enfants français et leurs mères sont toujours prisonniers dans les camps du Nord-Est syrien. La France s’isolait de plus en plus et devait, comme l’Allemagne, la Belgique, et tant d’autres pays, faire le choix de la responsabilité et de l’humanité en rapatriant tous ces enfants français et leurs mères. Après trois ans et demi d’inertie et de tergiversations, la France a donc enfin abandonné sa politique dite du « cas par cas » consistant à distinguer les enfants qui mériteraient d’être sauvés et les autres.
Des années durant, elle a fait croire que les opérations de rapatriement étaient beaucoup trop dangereuses pour être menées à bien ou que les femmes avaient vocation à être jugées sur place, ce qui est tout simplement impossible. Elle a tenté, alors qu’aucun autre pays européen n’avait osé aller jusque-là, d’arracher des enfants à leurs mères en plein désert syrien et de les ramener seuls en France, plus traumatisés que jamais. Elle a, enfin, et notamment devant la Cour européenne ou le Comité des droits de l’enfant, assuré qu’elle n’avait aucun pouvoir sur ces camps pour mieux expliquer ce choix du pire. Tout cela appartient désormais au passé. Mais un passé qui pèsera lourd chez ces enfants qui, peu ou prou, sont tous entrés dans les camps alors qu’ils n’avaient pas 6 ans. Trois, quatre ou cinq années à attendre que la France les rapatrie, c’est toute une enfance à réparer.
Le 5 juillet donc, 35 enfants français et 16 mères, prisonniers en Syrie depuis plus de trois ans, ont été rapatriés. Tous les enfants ont été confiés à l’Aide sociale à l’enfance et placés en familles d’accueil le temps de retrouver leurs familles respectives. Toutes les femmes ont été mises en examen et incarcérées. Le petit Fouad, entré dans le camp à l’âge de 2 ans, en a 6 aujourd’hui. Son jeu favori, en France, est d’ouvrir et de fermer les portes, et son premier geste fut de dessiner un beau paysage coloré remis à sa maman incarcérée quelques jours après son arrivée. La petite Leïla avait été séparée de ses deux frères aînés en janvier 2021. Sylvie, leur mère, avait en effet accepté de laisser partir ses enfants en France sans elle ; mais Leïla, la plus jeune, s’était tellement agrippée à Sylvie en hurlant qu’il avait fallu la laisser sur place. Toutes deux sont rentrées le 5 juillet, et la fillette a pu immédiatement rejoindre ses deux frères dans leur famille d’accueil. Sylvie, elle, a pleuré de joie dans sa cellule devant la photo de ses trois enfants réunis.
Des victimes à soigner
Une semaine après ces premiers rapatriements, François Molins, procureur général près la Cour de cassation, affirmait publiquement que la France avait une « obligation positive de ramener tous ces enfants au sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », que notre pays avait les moyens autant que les capacités de juger leurs mères. Et de préciser que les « bombes à retardement » évoquées par lui trois années plus tôt concernaient seulement quelques « adolescents et préadolescents » qui avaient pu « assister ou participer à des horreurs », cela pour mieux sensibiliser sur la nécessité « d’assurer un suivi psychologique à long terme ». Quel dommage que ces précisions n’aient pas été apportées plus tôt, lorsque l’on sait à quel point cette expression ô combien réductrice a pesé sur la question. Car un enfant qui grandit en zone de guerre n’est jamais une bombe à retardement ; il est une victime qu’il convient de soigner.
Depuis le 5 juillet, les dizaines d’enfants français restés là-bas se demandent ce qu’ils ont bien pu faire pour ne pas avoir été choisis par leur pays, la France, et ce qu’ils sont en train de payer depuis plus de trois ans. Les températures avoisinent les 45 °C sous les tentes, et le désespoir de ces enfants s’est accru depuis que leurs camarades ont été rapatriés sans eux.
Si la France a enfin changé de doctrine et procédera « chaque fois qu’elle le pourra », comme l’a confirmé le coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, Laurent Nunez – entre-temps nommé préfet de police de Paris –, « à des opérations de rapatriement pour des motifs humanitaires et de plus en plus pour des motifs sécuritaires », elle doit le faire sans tarder. Parce qu’elle le peut, là, maintenant, et qu’il est grand temps de mettre fin au calvaire de ces enfants innocents.
Ceux qui restent ont vu leurs amis allemands, belges et européens partir avec leurs mères, avant de regarder les tentes françaises se vider sous leurs yeux. Le désespoir de ne pas avoir été « choisis » engendre un traumatisme supplémentaire chez ces enfants qui ont tant besoin, et depuis plusieurs années déjà, d’une prise en charge psychologique. Ils n’ont qu’un seul espoir : quitter ce camp, regagner la France, aller à l’école, vivre chez leurs grands-parents, découvrir un monde de couleurs loin de la boue et des tentes. Ils imaginent la vie et le quotidien de ceux qui sont rentrés, les envient, et nourrissent le secret espoir de les rejoindre bientôt.
Et ils ont raison : l’immense majorité des enfants qui ont pu être rapatriés il y a quatre ans – nous en avons rencontré un certain nombre – va bien aujourd’hui, grâce à la remarquable implication de nos services spécialisés. Ces enfants ont pour la plupart réintégré leur famille d’origine, vont à l’école, jouent, font du sport, ont une soif intense de mener la vie de tous les enfants de notre pays. Ils ne souhaitent qu’une chose, tourner la page des atrocités qu’ils ont vécues lorsqu’ils étaient en zone de guerre.
La France a suffisamment attendu et ajouté du traumatisme au traumatisme. Elle a surtout prouvé qu’elle était en mesure de rapatrier ces enfants et leurs mères, et ne peut continuer à jouer la carte de l’arbitraire en désignant ceux qu’elle sauve et ceux qu’elle abandonne.
Nous attendons ceux qui restent. Et sommes prêts depuis trop longtemps déjà.
Boris Cyrulnik est neuropsychiatre, spécialiste de la petite enfance ; Serge Hefez est psychiatre et psychanalyste, responsable de l’unité de thérapie familiale dans le service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (Paris).
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