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lundi 16 mai 2022

«Dire» : sur le divan d’Elsa Cayat

par Virginie Bloch-Lainé  publié le 14 mai 2022 

Emmanuel Chaussade était un patient de la psychanalyste, assassinée dans la rédaction de «Charlie Hebdo» le 7 janvier 2015. Avec retenu et crudité, il retrace les séances sur le divan de la thérapeute au style désinvolte et optimiste. 

Même quand elle avait gardé le silence pendant la séance, elle finissait par dire : «A mercredi», ou «à lundi». Pendant quinze ans, l’écrivain Emmanuel Chaussade s’est allongé deux fois par semaine sur le divan de la psychanalyste Elsa Cayat. Le mercredi 7 janvier 2015, il s’est présenté comme d’habitude à 15 heures au cabinet parisien de son analyste. Il ignorait qu’Elsa Cayat avait été assassinée quatre heures plus tôt dans les locaux de Charlie Hebdo, hebdomadaire dans lequel elle tenait une chronique. Second roman autobiographique d’Emmanuel Chaussade, Dire rend hommage à cette femme qui «savait que seuls les mots délivrent. La psychanalyste a été assassinée. Assassinée pour des images, pas pour des mots». Le portrait de cette femme par un homme dont elle a libéré la parole et qu’elle a libéré tout court – c’est énorme – est présenté en alternance avec le tableau de l’enfance maltraitée de l’auteur-narrateur.

Parler, le narrateur s’en gardait bien autrefois. Les coups et les gestes déplacés pleuvaient, il se taisait. Dire est un livre sur la vérité tue, en famille, au travail, en amour. Elsa Cayat avait un style bien à elle, de même qu’Emmanuel Chaussade a une écriture particulière, une forme qui donne sa valeur au fond. Les lecteurs de son premier roman, Elle la mère (Minuit, 2021) retrouveront dans Dire ses phrases nominales, son rythme syncopé, sa préférence pour les pronoms au détriment des prénoms, un mélange de retenue et de crudité. L’ensemble rend Chaussade intriguant.

Son alliée

Quant au style d’Elsa Cayat, il était désinvolte, potentiellement agaçant. Son divan était «complètement défoncé» ; les coussins «crasseux». Elle fumait, mettait ses pieds sur l’oreiller qui soutenait la tête du patient. Elle n’y allait pas par quatre chemins : «Y a deux mecs qui ont dit des trucs, Freud et Lacan. Les autres ont répété. A mercredi.» Elle était optimiste, drôle, chaleureuse, encourageante. Les séances commençaient par une formule gourmande : «Alooooooors ? Racontez-moi !» Parfois le narrateur en attendant son tour attrapait au vol les «ouaaiiiis» qu’elle prononçait de l’autre côté de la cloison avec le patient précédent. Un jour, tandis qu’il déroule sur le divan le souvenir d’un viol, le narrateur sent, sous le coussin, la rage crisper les pieds de sa psychanalyste, son alliée. Mais Direne se concentre pas sur Elsa Cayat à la manière dont le firent, sur Lacan, Pierre Rey dans Une saison chez Lacan ou Gérard Haddaddans le Jour où Lacan m’a adopté. Ici, Cayat est constamment présente, de façon décisive, mais discrètement. En dehors des séances, le narrateur mène une vie, il a des souvenirs : ce sont les autres composantes du roman.

On découvre sa famille, petite-bourgeoise et provinciale, qui cache les abus dont l’oncle se rend coupable sur le narrateur. Tout le monde le sait, personne ne le dit. Lorsqu’il est dans son droit et que les autres sont dans leur tort, le narrateur sourit, par exemple quand son père exaspéré par le tintamarre que font ses enfants dans la voiture, le tape, lui et pas les autres : «Le père fait mal. Le fils ne dit rien et lui sourit en regardant les marques rouges laissées sur les cuisses blanches.»

«Peur de l’abandon»

Rêvant d’habiter Paris et de devenir couturier, le narrateur entre aux Beaux-Arts, apprend le métier, se retrouve stagiaire chez un couturier aigri. Une désillusion amoureuse suit la désillusion professionnelle. La déploration n’est pas ce que Dire compte de plus réussi. On préfère les descriptions d’étoffes et le plaisir que prend le narrateur à les approcher : «Il regarde s’épanouir des centaines de milliers de pétales taillés dans la percale, le cuir, le rhodoïd, la fourrure, l’organza ou le tweed, des fleurs sages ou excentriques. Jeux de volumes ou d’aplats, plis couchés, plats ou creux, plis ronds ou accordéon, plis Watteau ou Fortuny.»

Cayat parlait bien : «Le fond du problème enfoui chez l’homme est la peur de l’abandon. Reconnaître leur souffrance vous permettra d’abandonner la vôtre. A lundi !» Avec le temps, le narrateur décroche sa liberté, comme un pompon. A son tour de donner de bons conseils à Elsa Cayat : «Il refuse qu’elle-même se laisse emprisonner par Lacan. Elle a dépassé le maître depuis longtemps. Il refuse ces règles d’un autre temps. Il se révolte et réclame qu’elle en crée de nouvelles. A elle. Elle doit acquérir sa liberté. Elle est surprise par sa lucidité et son désir d’indépendance. Il lui demande de s’émanciper de ces dogmes, d’abolir ces méthodes, pour évoluer, ensemble et séparément. Elle le regarde de son air grave et baisse la tête. ”A lundi !

Dire de Emmanuel Chaussade, Mercure de France, 128 pp.


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