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vendredi 4 février 2022

Nathalie Sarthou-Lajus : “Il faut ‘déghettoïser’ les Ehpad”


Nathalie Sarthou-Lajus, propos recueillis par Frédéric Manzini publié le 

Après la parution des Fossoyeurs (Fayard, 2022), enquête de Victor Castanet sur la maltraitance dans certains Ehpad, la question du grand âge est au cœur d’un débat politique. Avons-nous abandonné collectivement les « vieux » ? Comment aider nos aînés dépendants à vivre mieux ? La philosophie Nathalie Sarthou-Lajus, à qui l’on doit notamment Le Geste de transmettre (Bayard, 2017) et Vertige de la dépendance (Bayard, 2021), livre son analyse.

Avez-vous été surprise par l’ampleur du scandale actuel ou considérez-vous que la situation dans les Ehpad était un secret de Polichinelle ? 

Nathalie Sarthou-Lajus : Les grèves de personnels soignants en maison de retraite ou en Ehpad sont des phénomènes récurrents depuis plusieurs années, qui témoignent de l’épuisement professionnel des soignants et de l’inquiétude sur la qualité des soins prodigués aux personnes âgées. Quand le soin devient l’objet de pratiques managériales qui reposent sur la rentabilité et l’efficacité, le risque est grand de le vider de tout sens et de maltraiter les soignés comme les soignants. Car foncièrement, tout travail de soin repose sur une attention à l’autre qui résiste à ce type d’évaluation. Le scandale avec les personnes âgées dans les Ehpad, c’est qu’elles sont des victimes réduites au silence et invisibilisées. Un avis du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) publié en février 2018, dont Régis Aubry et Cynthia Fleury étaient les coordinateurs, nous avait alerté sur la nécessité de favoriser « la déghettoïsation des Ehpad », en proposant d’autres alternatives pour éviter la concentration et l’exclusion de personnes âgées dépendantes, comme la création de nouvelles résidences intergénérationnelles où des personnes déjà dépendantes trouveraient leur place avec un suivi médical assuré par un Ehpad proche.

“Tout travail de soin repose sur une attention à l’autre, qui résiste aux évaluations managériales reposant sur la rentabilité et l’efficacité” 
Nathalie Sarthou-Lajus

 

Avez-vous une expérience personnelle des conditions de vie dans les Ehpad ?

Non, mes parents, dont le vieillissement me soucie, ne souffrent pas d’incapacité pour le moment. La représentation de la maison de retraite ou de l’Ehpad comme « mouroir » est pour moi source d’une inquiétude : comment préserver le droit des personnes âgées ou des personnes en fin de vie d’être « des vivants jusqu’au bout », pour reprendre l’expression de Paul Ricœur ?

Le sort des personnes âgées dépendantes est-il la mauvaise conscience de notre société contemporaine ? 

N’oublions pas que l’augmentation des personnes âgées dépendantes est aussi un effet des progrès médicaux et sociaux formidables qui prolongent notre espérance de vie, avec des risques en fin de vie de surmédicalisation et de maltraitance. On ne peut pas dire que notre société est indifférente au sort des personnes âgées. Il existe une multitude d’aides et d’initiatives, d’associations, de bénévoles et de soignants dévoués pour accompagner les personnes âgées dépendantes et leurs familles. Notamment, avec le développement des aides à domicile, des résidences seniors, des habitats intergénérationnels. Pourtant, il est vrai que nous avons souvent « mauvaise conscience », avec le sentiment d’abandonner nos vieux. La valorisation exclusive de l’autonomie, souvent confondue avec l’indépendance dans notre société, est aussi à l’origine d’une dépréciation et d’un déni de la dépendance. Cette promotion obsessionnelle de l’autonomie est intériorisée par les personnes âgées dépendantes, qui se perçoivent comme un poids ou un parasite pour leurs enfants, ce qui les culpabilise. Nous devons changer notre regard sur la dépendance, qui n’est pas une honte morale mais fait partie de la vulnérabilité de la condition humaine.

“La valorisation exclusive de l’autonomie, souvent confondue avec l’indépendance dans notre société, est génère une dépréciation et un déni de la dépendance” 
Nathalie Sarthou-Lajus

 

Dans votre Éloge de la dette (PUF, 2012), vous faites de la famille le “premier creuset” où se vit l’expérience d’une dette anthropologique, au sens où nous arrivons dans une histoire qui nous lie les uns aux autres. Mais à quoi cette inscription nous oblige-t-elle exactement ?

Les relations familiales sont un creuset de dettes mutuelles et de dons. Il ne s’agit pas pour autant de viser l’égalité et la réciprocité dans les échanges. La dette filiale n’est pas du même ordre que la dette parentale, au sens où les enfants n’ont pas à rendre à leurs parents le soin et la protection qu’ils ont reçus d’eux quand ils étaient enfants, mais davantage à s’acquitter de leur dette, au mieux en leur témoignant reconnaissance et respect, et en dispensant soin et protection à leur tour à d’autres, pour perpétuer le cycle de la transmission de la vie. Dans L’Éthique à NicomaqueAristote relève une différence d’attachement entre parents et enfants qu’il est important de reconnaître pour ne pas accuser injustement les enfants d’ingratitude : « Les parents savent mieux que leur progéniture vient d’eux-mêmes que les enfants ne savent qu’ils viennent de leurs parents, et d’autre part, il y a une communauté plus étroite du principe d’existence à l’égard de l’être engendré que de l’être engendré à l’égard de la cause fabricatrice. » Aristote veut exprimer une différence entre la dette parentale et la dette filiale. Elle souligne une différence d’attachement entre parents et enfants qui explique en partie la différence entre la dette parentale et la dette filiale. Les parents sont dans la position du créateur qui savent que leur enfant vient d’eux-mêmes et qui l’aiment comme une part d’eux-mêmes dont ils se sentent infiniment responsables. Les enfants, en tant qu’être engendrés, sont plus ignorants de leurs origines et de l’action bienfaisante de leurs géniteurs à leur endroit, ce qui peut les conduire à se sentir moins redevables vis-à-vis d’eux. 

Devons-nous nous sentir tous coupables ? Ou seulement nous rappeler à quel point nous dépendons toujours les uns des autres ? 

L’expérience d’une dette mutuelle n’est pas tant source de culpabilité que d’interdépendance. Elle ébranle l’utopie de l’individu souverain et autosuffisant alimentée par la technologisation croissante de nos vies qui nous fait croire que nous pouvons vivre sans avoir besoin des autres.

“Les parents savent mieux que leur progéniture vient d’eux-mêmes que les enfants ne savent qu’ils viennent de leurs parents” 
Aristote

 

Mais la situation actuelle du monde (sur les plans écologique, économique, etc.) et la fin de la croyance au progrès ne peuvent-ils pas remettre en cause notre sentiment de dette vis-à-vis de nos aïeux ? 

Les crises sanitaires et écologiques renforcent le sentiment de notre interdépendance et de la nécessité d’une solidarité à d’autres échelles. Jamais autant de générations n’ont cohabité ensemble, ce qui nous oblige à redéployer le sens de la transmission en valorisant les différents âges de la vie et en cultivant les liens intergénérationnels. Il sera plus facile d’accepter de vieillir et de mourir dans une société qui valorise ce sens de la transmission. Car dans la transmission, la joie de la passation de la vie peut prendre le pas sur l’angoisse de sa finitude. Cela suppose aussi de considérer le « grand âge » comme un âge de la vie avec ses renoncements et ses richesses, et pas seulement comme une maladie ou un naufrage. La vulnérabilité de la personne âgée dépendante peut nous apprendre à considérer autrement notre vulnérabilité, avec plus de patience, d’indulgence et d’humour.

Comment pourrait-on améliorer la situation ? Quel rôle échoit aux philosophes au sein de cette vaste réflexion ? 

Nous avons sûrement encore beaucoup à apprendre de la révolution des soins palliatifs amorcée depuis les années 1980 qui a profondément transformé notre regard sur le soin apporté aux plus vulnérables, sur l’approche des mourants et du grand âge. Elle a sorti le monde du soin de l’obsession de la performance et de la rentabilité, en confrontant le soignant à la question de ses limites. Les philosophies du care sont aussi des approches intéressantes pour s’affranchir d’une conception quantifiable du soin en remettant la relation au cœur de celui-ci. L’apport principal de ces philosophies est, à mon avis, d’avoir montré que la relation de soin relève d’un travail (ce n’est pas simplement une vocation !) en prévenant aussi des dérives possibles des maltraitances, loin de l’idéalisation du don de soi. Je pense notamment au remarquable travail de Pascale Molinier sur les aides-soignantes, qui insiste sur le fait que le caremobilise des affects ambivalents. La sollicitude n’est pas une disposition naturelle qui se développe automatiquement au contact de la personne vulnérable. Comment ne pas se tenir trop à distance de ses affects, ni trop s’épuiser émotionnellement ? Comment ajuster sa place à l’endroit de celui est dépendant de nous, sans l’abandonner ni l’infantiliser ? À partir d’un travail d’enquête passionnant associant expérience et réflexion sur le soin, ces philosophies du care contribuent à changer notre regard sur la dépendance.

“Nous devons changer notre regard sur la dépendance, qui n’est pas une honte morale mais fait partie de la vulnérabilité de la condition humaine” 
Nathalie Sarthou-Lajus

 

Ces questions de la dépendance du grand âge relèvent-elles de l’éthique ou de la politique ?

Elles se situent au croisement de l’éthique et du politique, en soulignant la nécessité d’une politique publique ambitieuse qui redéfinisse la protection sociale des personnes dépendantes. À cet égard, il est vraiment regrettable que le projet de la création du « cinquième risque » en France, donnant lieu à l’universalité d’une prise en charge de la dépendance, ait été abandonné en 2012 pour des raisons de coûts. Aujourd’hui, du fait du vieillissement général de la population, qui génère des situations de grande fragilité et dépendance, nous ne pouvons plus reculer.

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