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jeudi 10 février 2022

Après l’affaire Orpea, le modèle des Ehpad privés lucratifs remis en cause

Par    Publié le 10 février 2022

Le scandale a ravivé le débat politique sur la dépendance, y compris parmi les candidats à l’élection présidentielle. Du renforcement des contrôles de l’Etat à la disparition pure et simple du secteur à but lucratif, les propositions se multiplient.

Une résidente de l’Ehpad DomusVi, qui figure parmi les leaders des groupes privés, à Asnières-sur-Seine (Hauts-de-Seine), en janvier 2021.

C’est un scandale à fragmentation qu’a déclenché la publication du livre-enquête Les Fossoyeurs, du journaliste Victor Castanet (Fayard, 400 pages, 22,90 euros), dénonçant de graves défaillances et des maltraitances dans les établissements du groupe de maisons de retraite Orpea. Derrière la défiance à l’égard de cette entreprise cotée en Bourse, c’est le modèle même des Ehpad privés lucratifs qui se voit désormais remis en question dans le débat public.

« Ce livre a servi de catalyseur. S’il a un tel retentissement, c’est que le sujet était mûr dans l’opinion », analyse Jérôme Fourquet, directeur du département opinion et stratégies d’entreprise de l’IFOP, auteur, avec Jean-Laurent Cassely, de La France sous nos yeux (Seuil, 2021). « La société française vieillit et le thème de la dépendance s’invite dans les préoccupations des concitoyens qui se voient vieillir. Le pays compte par ailleurs beaucoup plus d’Ehpad que dans les années 1980, le poids économique et social de ce secteur progresse, on a d’ailleurs vu que de nombreux salariés de ces établissements avaient rejoint le mouvement des “gilets jaunes”. Le début de la crise du Covid a aussi focalisé l’attention sur les conditions de vie des pensionnaires et du personnelPar quelque bout qu’on attrape le sujet, il va s’imposer dans la campagne présidentielle. »

Déjà des voix s’élèvent pour mettre à bas le modèle privé commercial. « Les établissements qui accueillent des personnes âgées dépendantes ou en perte d’autonomie ne devraient pas être à but lucratif », a tranché le président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand, sur France Inter, le 27 janvier. « L’or gris, c’est pas du business », a-t-il ajouté, en prenant l’exemple de son département du Finistère, qui ne compte que deux établissements privés commerciaux.

A gauche, le candidat écologiste à l’élection présidentielle, Yannick Jadot, souhaite pour sa part en finir avec « toute nouvelle autorisation d’Ehpad privé à but lucratif », et le candidat de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, voudrait confier les maisons de retraite « à des structures non lucratives qui ne distribuent pas de bénéfices ». Marine Le Pen (Rassemblement national) propose quant à elle de « réfléchir à un système mutualiste où le profit ne soit pas la priorité et où le bien-être de nos aînés le soit ». Les candidates Valérie Pécresse (Les Républicains, LR) et Anne Hidalgo (Parti socialiste, PS), comme le polémiste d’extrême droite Eric Zemmour (Reconquête !), ont préféré à ce stade mettre l’accent sur le renforcement des contrôles des maisons de retraite.

« Des objectifs de rentabilité très élevés »

Sous le feu des révélations et de critiques unanimes, les trois groupes d’Ehpad cotés – Orpea, Korian et LNA Santé – ont vu leurs titres chuter en Bourse ces derniers jours. L’action Orpea, la plus exposée, a perdu plus de 60 % de sa valeur depuis le début de l’année. Si de nombreux investisseurs et petits actionnaires ont vendu, le scandale n’a pas découragé le gestionnaire d’actifs américain BlackRock, qui est monté au capital d’Orpea à bon prix. Le géant mondial de la finance détient désormais 5,27 % de la société, devenant ainsi l’un des principaux actionnaires du groupe de maisons de retraite.

Signe que les poids lourds de la finance ne croient pas à la fin du modèle lucratif ? « Le secteur privé commercial représente 20 % de l’offre actuelle de places en Ehpad. Peut-on s’en passer ? Et à quelle échéance ? Ce n’est pas en supprimant un pan du secteur qu’on réglera le problème », estime la députée du Loiret (La République en marche, LRM) Caroline Janvier, rapporteuse du projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour l’autonomie et le secteur médico-social.

Sur le constat, tout le monde s’accorde. Les investisseurs se sont intéressés au secteur des maisons de retraite privées commerciales car le modèle économique génère, intrinsèquement, une forte rentabilité. Les dotations proviennent en grande partie de fonds publics (pour les soins et la dépendance) mais, concernant l’hébergement – à la charge du résident –, les tarifs y sont en moyenne 30 euros par jour plus élevés que dans un Ehpad public.

« Même si ce tarif est en partie consommé par une qualité supérieure du bâtiment, souvent implanté dans des quartiers plus coûteux, il reste une part importante à l’opérateur », indique Jean-François Vitoux, aujourd’hui directeur général du premier groupe associatif consacré à l’accueil des personnes âgées, Arpavie, mais qui fut auparavant à la tête de DomusVi, groupe privé commercial de maisons de retraite.

Avec l’argent levé, les gestionnaires d’Ehpad commerciaux se développent très rapidement à partir des années 2000, en France et à l’étranger. Leur capacité d’emprunt leur permet de réaliser de grosses opérations immobilières. « La financiarisation du secteur a commencé par la cotation en Bourse de ces acteurs, mais elle est encore beaucoup plus puissante depuis que des fonds d’investissement s’y intéressent », poursuit Jean-François Vitoux, qui pointe « des niveaux d’endettement considérables, des objectifs de rentabilité très élevés et un intéressement des manageurs beaucoup plus important ».

« Le vrai sujet serait de réguler par la qualité »

Dans le même temps, « la sphère publique, très atomisée, ne s’est jamais dotée d’une réelle capacité d’investissement, ou alors erratique », constate Dominique Libault, président du Haut Conseil du financement de la protection sociale.

Non seulement la puissance publique a permis le développement d’un secteur privé commercial prospérant sur le grand âge, mais elle ne l’a pas contrôlé, ou du moins pas assez. « L’analyse économique du secteur est très faible du côté de l’Etat, ce n’est d’ailleurs dans les attributions de personne de suivre les Ehpad privés commerciaux, de regarder les comptes, le niveau de rentabilité, constate M. Libault. Le vrai sujet serait aussi de réguler par la qualité. Le taux d’absentéisme, de maladie professionnelle, le turnover des personnels sont des indicateurs à regarder en priorité. »

Un constat partagé par Marc Bourquin, conseiller stratégie de la Fédération hospitalière de France et ancien directeur du pôle médico-social de l’agence régionale de santé d’Ile-de-France : « Les ARS n’ont pas de visibilité sur l’ensemble des budgets du secteur privé : les flux financiers sur la partie hébergement, personne ne les voit passer, explique-t-il. Ce qui peut permettre à certains Ehpad de payer une femme de ménage sur le forfait soin, alors que son poste relève de la partie hébergement, cela existe. » Aussi demande-t-il une évolution de la loi, pour que les comptes du secteur lucratif puissent être entièrement examinés par les pouvoirs publics.

Un thème qui sera au cœur des travaux du Sénat, qui s’apprête à lancer une commission d’enquête sur « le contrôle » des Ehpad. « Remettre en question la totalité des établissements privés lucratifs ? Probablement pas ! Mais nous devons revoir le rapport entre la puissance publique et ces établissements, on ne peut pas laisser faire n’importe quoi », souligne le sénateur (LR) Bernard Bonne, corapporteur de la future commission d’enquête. Son rapport devrait être rendu avant l’été, « mais nous ferons des points d’étape, prévient-il. L’idée est de profiter de la campagne électorale pour pousser les candidats à s’engager réellement, en faveur d’une véritable loi grand âge et d’un cinquième risque de la Sécurité sociale ».

De nombreux rapports consacrés à la dépendance sont toutefois restés jusque-là lettre morte, et des réformes inaccomplies. « Nous avons créé la cinquième branche de la Sécurité sociale mais la question du financement demeure, reconnaît Caroline Janvier. Il manque 8 à 9 milliards d’euros par an à l’horizon 2030 pour baisser le reste à charge des personnes dépendantes et augmenter le personnel en Ehpad. Tout le monde s’indigne, mais lorsqu’il faut trancher la question du financement, il n’y a plus personne : actifs, retraités, employeurs, tout le monde se renvoie la balle. »


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