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lundi 25 octobre 2021

Numéro national de prévention du suicide : «Est-ce que vous avez des idées noires ?»

par Marlène Thomas et photos Claude Pauquet  publié le 23 octobre 2021

Mis en service le 1er octobre, le 3114, joignable jour et nuit, se distingue des lignes d’écoute par sa logique d’orientation et d’intervention. «Libération» a suivi deux répondantes de l’unité Poitou-Charentes.

Il est midi. Casque audio vissé sur le crâne, Lisa (1) brise le calme qui règne depuis le début de la matinée autour des deux bureaux.«Bonjour Nathalie (1), c’est Lisa, du 3114. Comment vous allez aujourd’hui ?» Affublée d’une blouse blanche, la psychologue de 24 ans est l’une des répondantes du numéro national de prévention du suicide, mis en service le 1er octobre. Soigneusement pesés, ses mots dessinent la situation d’isolement de cette octogénaire : des douleurs physiques causant des maux psychiques et une dépendance affective dans son couple. Une dizaine de minutes plus tard, Lisa questionne celle qu’elle a déjà eue à plusieurs reprises au téléphone : «Est-ce que vous avez des idées noires, Nathalie ?» Silence.

Yeux fixés sur ses quatre écrans, la psychologue officiant au centre de jour installé au centre hospitalier Henri-Laborit de Poitiers (Vienne) rebondit : «Qu’est-ce que vous entendez par de temps en temps ? Tous les jours ?» Par cet appel, Lisa doit qualifier et évaluer la souffrance et déceler sans brusquer d’éventuelles idées suicidaires. Complémentaire des lignes d’écoute telles que SOS Amitié, ce numéro gratuit et confidentiel tenu par des professionnels se distingue par sa logique d’orientation et d’intervention.

Si le jour de notre visite est particulièrement calme, la cellule reçoit en moyenne quatre appels quotidiens à Poitiers et en passe quasiment le même nombre. En une dizaine de jours, presque 6 200 appels ont été reçus au niveau national, avec une moyenne de 500 quotidiennement. Quelque 160 professionnels – psychologues ou infirmiers derrière le combiné – mais aussi cadres de santé, assistantes sociales, secrétaires médicales et psychiatres sont mobilisés dans dix centres à travers le France pour ce numéro accessible 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Tous ont été spécifiquement formés à la prévention du suicide et à la prise en charge de la crise suicidaire. Coordonné nationalement par le CHU de Lille, ce dispositif, initié par l’ex-ministre de la Santé Agnès Buzyn en 2017-2018 avant d’être repris lors du Ségur de la santé, devrait s’étendre en 2022 à un centre par région.

«Des morts évitables»

A Poitiers, de 9 heures à 21 heures, deux répondants sont systématiquement sur le pont pour couvrir les sept départements de Poitou-Charentes et du Limousin. Hébergés sur la plateforme du Samu, six psychologues se relaient tout au long de la semaine. «On peut travailler en équipe, discuter d’un cas, alors qu’habituellement un psychologue en cabinet est plutôt seul», remarque Lisa. Même la nuit, les personnes en détresse trouvent une oreille attentive. L’équipe de Brest, l’un des trois centres ouverts en permanence, prend le relais de celle de Poitiers.

Famille, voisins, employeurs, professeurs ou encore soignants, tous peuvent interpeller le 3114. Un besoin criant. «Il manquait un moyen d’accès aux ressources lorsqu’on est en difficulté ou qu’un proche l’est», estime le professeur de psychiatrie au CHU de Lille Pierre Thomas, coordinateur national du 3114, pour qui cette initiative permet de combiner les dispositifs déjà existants. Une manière aussi de décharger le Samu dont environ «10% des appels concernent le sujet du suicide».

Avec plus de 9 000 suicides par an, la France présente «un des taux les plus élevés d’Europe». S’il est en baisse ces dernières années, «la diminution n’est pas suffisamment sensible», pointe le coordinateur national, qui espère «voir une cassure de la courbe des décès par suicide». «On est en retard notamment parce qu’on ne sait pas comment en parler, on a toujours peur d’inciter à passer à l’acte. Ce sont pourtant des morts évitables», regrette le psychiatre, qui veut briser le mythe tenace selon lequel il n’y aurait parfois plus rien à faire.

Dans certains cas sensibles comme celui de Nathalie, l’accompagnement se poursuit au-delà du premier appel. Son carnet de notes devant les yeux, Lisa s’attelle, à la fin des vingt minutes de discussion, à dresser un compte rendu de l’échange. Lors de leur premier contact, l’urgence était davantage palpable : Nathalie développait un scénario suicidaire bien établi, cherchant même à avoir un avis médical sur l’éventualité d’un échec de la technique utilisée. Son appel du jour ne laisse pas entrevoir de crise suicidaire mais Lisa reste en alerte, une rupture avec son compagnon pourrait mener à une tentative de suicide. «L’évaluation se fait au niveau de l’urgence. Est-ce que la personne a envie de se suicider dans les heures, jours qui viennent ? Le danger est le moyen. Si la personne a accès à un moyen létal facilement, c’est une urgence», explique le psychiatre Jean-Jacques Chavagnat, responsable de l’unité Poitou-Charentes du 31 14.

Addictions, troubles de la personnalité et maladies psychiatriques font notamment partie des critères pris en compte lors de l’évaluation, tout comme le sexe ou encore l’âge. «Une personne ayant déjà fait une tentative de suicide a plus de chances de repasser à l’acte», ajoute Lisa. Les potentiels remparts au suicide sont aussi passés au crible, tels que la famille ou le travail. «Pour les personnes âgées, les chiens et chats sont des gros facteurs de protection», avance la psychologue.

Si les urgences ne sont pas systématiques, elles sont régulières.«Presque tous les jours, j’ai dû faire intervenir le Samu pour une crise suicidaire», rembobine Lisa. Dès le 1er octobre, deux interventions ont eu lieu auprès de personnes sur le point de se suicider. Si la ligne n’est pas anonyme, les professionnels manquent parfois d’informations essentielles pour entrer éventuellement en contact avec les proches ou le médecin de l’appelant, ou alerter les secours. Une difficulté que Lisa n’avait pas anticipée : «On a le prénom, mais rarement le nom de famille, l’adresse. Il y a beaucoup de méfiance, cette peur qu’on envoie le Samu et la crainte d’une hospitalisation sous contrainte.» En cas d’urgence, le numéro de téléphone permet toutefois au Samu de localiser l’appelant.

«Dans deux mois vous ne pensez plus être là ?»

Si aucune limite de temps n’est fixée, Marie-Lou, l’autre psychologue en poste ce jour-là, précise : «On évite de dépasser une heure d’appel, sauf en cas d’intervention immédiate du Samu, il faut rester en ligne jusqu’à leur arrivée», détaille la Poitevine de 25 ans. L’investissement émotionnel des répondantes est fort. Pour Lisa flotte surtout la «crainte d’une erreur d’évaluation». Une fois rentrée chez elle le soir, la jeune femme se repasse le film de chaque appel, questionnant ses initiatives. «On ne décroche pas.» Le médecin coordinateur résume : «Un répondant arrive à mettre en place un lien avec la personne, évalue la problématique et essaie de proposer une solution à court terme.» Il insiste : «Ce n’est pas un numéro d’urgence mais une ligne en lien avec les urgences.»

Cette idée de lien est au cœur de la philosophie du 3114. A 16 heures, Lisa dresse la liste des sujets à aborder avec Béatrice (1). En tête des priorités ? Conforter cette septuagénaire isolée et en rupture familiale, dans la nécessité de consulter un psychologue. «Ça peut toujours vous apaiser de parler de votre souffrance même si ce n’est pas miraculeux», dit-elle d’une voix douce. La première partie de l’appel laisse entendre un profond désespoir. «Vous avez une idée de quand vous pourriez passer à l’acte ? Dans deux mois, vous ne pensez plus être là ?» A travers les mots de Lisa transparaît le poids de la pandémie de Covid-19, qui a accentué l’isolement. La répondante réussit à dénicher une association prête à la recevoir, suscitant l’étonnement de son interlocutrice. Les personnes au bout du fil ne «s’imaginent pas forcément ce que le 3114 peut faire pour eux», relate Lisa, qui relève notamment leur facilité à décrocher des rendez-vous chez des soignants surbookés.

D’autres solutions peuvent aussi être proposées aux appelants : envisager une visite du médecin traitant, d’un voisin, renvoyer vers le 3919 ou les forces de l’ordre pour une femme victime de violences ou encore aider un étudiant en difficulté avec ses démarches administratives. Si un annuaire des ressources locales doit être mis à disposition des équipes, pour l’heure Lisa et Marie-Lou jonglent entre plusieurs sites pour trouver les solutions les plus adaptées à chaque situation.

«On ne se laisse pas distraire»

Les répondants marchent sur un fil ténu quant à la posture à adopter vis-à-vis des personnes à l’autre bout du combiné. «De l’empathie mais pas de la sympathie, il faut garder une certaine distance», souligne le médecin. Certains appelants sollicitent le 3114 des dizaines de fois. Dans le cas d’appels récurrents, les répondants écoutent, évaluent et tentent de déceler l’émergence d’une nouvelle problématique. Bref, «apporter du soutien sans être rejetant», conclut le coordinateur. Le risque étant par lassitude ou habitude de passer à côté de signaux alarmants.

La plupart des écoutants recrutés débutent leur carrière. Un choix délibéré : «Quelqu’un avec plus d’expérience aura plus de mal à se mouler à cette nouvelle pratique» téléphonique, estime Jean-Jacques Chavagnat, responsable de l’unité. Marie-Lou, dont c’est le premier poste, voit des avantages dans ces consultations à distance : «Ce qui peut être impressionnant dans le métier, comme le regard, le comportement du patient, on ne le voit pas. On ne se laisse pas distraire par ce qu’il pourrait faire en face de nous.» L’écoute doit être totale. «On fait attention à ce qu’il se passe autour, s’il y a des enfants, un train, la télé, des bruits de voiture», embraye sa collègue. Des informations sonores clés pour cerner le contexte de l’appel.

Si la ligne de Poitiers a pour l’instant reçu une majorité d’appels à l’aide de personnes âgées, un tchat doit être mis en service courant 2022 afin de toucher les plus jeunes«Un des projets à court terme est aussi d’afficher le numéro de la ligne sur des lieux où l’on se suicide plus, comme les gares ou les falaises. Si on le met au bord des ponts comme en Angleterre ou aux Etats-Unis, le nombre de suicides diminue», assure le psychiatre Pierre Thomas. Reste aussi à communiquer largement sur ce numéro pour qu’il devienne un outil de premier recours pour les personnes concernées et leurs proches.

Le suicide en France

—  Près de 9 300 décès sont à déplorer chaque année en France, soit plus de 24 morts évitables par jour et 200 000 tentatives. En baisse depuis vingt ans, le taux de suicide reste l’un des plus élevés d’Europe (14 pour 100 000 habitants), selon les données de Santé publique France. Des disparités régionales sont toutefois à relever, ce taux variant de 7,4 à 22,2. «En Nouvelle-Aquitaine, il est un peu supérieur à la moyenne nationale [18,7 selon le dernier bulletin de 2019, ndlr] avec des disparités entre milieu rural et urbain», indique Sophie Lefevre, chargée de la promotion de la santé mentale à l’agence régionale de santé. La moyenne européenne plafonne, elle, autour de 10,3. Les hommes se suicident davantage alors que les femmes font plus de tentatives. L’adolescence est l’âge où celles-ci sont les plus fréquentes : 1% à 4% des 15-19 ans ont dû être hospitalisés après un geste suicidaire. Chaque année, 400 jeunes en meurent. Bien que «le nombre de décès par suicide augmente avec l’âge», selon le psychiatre Pierre Thomas, cela en fait la deuxième cause de mortalité chez les 15-19 ans.

(1) Les prénoms ont été changés.


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