par Eva Fonteneau, correspondante à Bordeaux publié le 7 mars 2021
A l’origine de la libération de la parole à Sciences-Po Bordeaux, Alma, aujourd’hui hospitalisée pour dépression, réagit à la lettre de son ancien compagnon qui reconnaît l’avoir violée il y a deux ans. Elle fait part de son «soulagement» de le voir avouer et assure qu’elle portera plainte quand elle sera prête.
«J’ai été violée par l’homme que j’aimais il y a deux ans. Ce jour, ce lundi où Notre-Dame brûlait, il m’a pris mon être.» Alma Ménager a 18 ans quand son petit ami la viole un soir d’avril 2019, puis la quitte. Le 14 décembre 2020, rongée par la tristesse, l’incompréhension, les crises d’angoisse, la peur et la colère, son corps et son esprit lâchent. Elle est hospitalisée pour dépression dans une clinique psychiatrique, avec le souvenir d’être «à l’antichambre de la mort». Il lui faudra attendre janvier et une longue discussion avec une amie pour poser des mots pour la première fois sur l’origine de son mal-être. Une déflagration dans la vie de la jeune femme, qui décide de «briser le silence» quelques jours plus tard sur le groupe Facebook des étudiants de Sciences-Po Bordeaux, où elle était scolarisée.
Brute. Glaçante. Rapportée sans enrobage, «car la honte doit changer de camp», l’histoire de son viol a un puissant effet cathartique. Très vite, des dizaines et des dizaines de témoignages succèdent au sien pour rapporter des faits d’agressions sexuelles pendant des soirées, des incestes, des viols conjugaux… La parole se libère, vertigineuse, notamment autour du mot-clé #SciencesPorcs. «J’ai compris à ce moment-là que ce qui m’était arrivé était d’une horrible banalité», enrage aujourd’hui Alma depuis la clinique où elle est toujours hospitalisée. «Les semaines qui ont suivi, j’ai peu dormi, peu mangé, beaucoup angoissé. J’ai passé mon temps à répondre aux messages privés, à écouter d’autres me raconter leurs traumatismes. J’en suis sortie épuisée, avec l’impression de toujours suffoquer.» Jusqu’à il y a deux semaines : une infirmière lui remet une lettre, elle est signée par son violeur, Samuel. Bouleversée, Alma panique, sort prendre l’air puis l’ouvre dans le parc, à la lumière du soleil. «Quand j’y repense, c’était très symbolique pour moi. Et contre toute attente, pour la première fois depuis mon agression, je me suis sentie apaisée. C’est difficile à décrire, mais en lisant les premières lignes, une vague de soulagement m’a envahie. Le mot “viol” était écrit noir sur blanc. Mon violeur reconnaissait ce qu’il m’avait fait. Samuel reconnaissait m’avoir détruite.»
«J’ai violé»
«”Viol.” Longtemps, je n’ai pas réussi à prononcer ce mot pour parler de ce que j’avais fait à Alma.» Au téléphone, Samuel est calme, sa voix est posée. De temps à autre, il marque une pause, pour trouver les mots justes, et «ne surtout pas minimiser» ses actes. Il le martèle, il ne s’agit pas pour lui de se «justifier» ou «pire, de se déresponsabiliser», mais de «reconnaître» son crime. Avec le consentement de sa victime, l’étudiant de 20 ans a pris la décision de parler publiquement. Dans une lettre qu’il a fait parvenir à Libération, que sa victime a lue et dont elle approuve la publication(1), il se livre pour la première fois hors de la sphère intime : «J’ai perdu le contrôle. Pourtant calme de nature, j’ai senti une cascade de rage se déverser en moi. De plus en plus de violence. De plus en plus d’intensité. De moins en moins de considération de l’autre. Je n’ai rapidement plus existé que par les émotions extrêmes et rares que j’éprouvais. Elle, comme morte, s’effaçait lentement dans mon regard devenu primal et animal. J’ai violé.»
En prenant la parole, l’étudiant tente aussi de comprendre «pour ne plus jamais refaire» et «casser le mythe du violeur dérangé cérébralement» qui agresse une fille à minuit dans une ruelle sombre. Il s’interroge : comment a-t-il pu rester «enfermé dans l’illusion d’être objectif sur ce viol» qu’il ne savait pas affirmer comme tel ? Lui qui, pourtant, avait un intérêt pour les questions de genre, de sexualité, de masculinité ou encore de domination. «Si je reconnais ce que j’ai fait aujourd’hui, ce n’est certainement pas grâce à moi. Seule la victime a pu m’ouvrir les yeux. […] Mon vécu, mes connaissances, n’ont pas suffi à me remettre réellement en question, puisque le violeur, c’est l’autre. C’est au mieux ce réalisateur qu’on admirait, le prof de sport de notre frère, ce cousin éloigné, mais jamais soi. Jamais. En l’occurrence, c’est moi.» Il en a conscience, sa démarche est singulière et «ne réparera jamais le mal» qu’il a causé. «Oui, je pleure d’avoir détruit une partie de la vie de celle que j’aimais le plus. Mais tout cela est incomparable à ce qu’elle ressent», écrit-il encore. Malgré tout, il a l’espoir que son témoignage «permettra à Alma de se reconstruire».
Samuel, qui confesse avoir lui-même été victime d’un pédocriminel dans son enfance, souhaite aussi une «remise en question» individuelle et collective. «Depuis ma prise de conscience, c’est devenu un combat personnel. J’en ai parlé à ma famille, mes amis, à l’administration de mon école. J’ai commencé à me faire soigner aussi.» Tour à tour, il pointe «les prismes de genre» et «la manière dont [il a] été sociabilisé comme «homme», «la culture du viol» qu’il voit désormais «partout autour de lui», «l’invisibilisation de ces phénomènes de violence» et surtout «la passivité aveugle». «J’ai l’air très calme quand j’en parle. Intérieurement, je bouillonne de voir qu’on n’avance pas sur ces questions. Qu’au moment où nous parlons, des vies continuent d’être détruites. Le viol n’est pas une affaire privée.»
«Que les rôles ne s’inversent pas»
Dans son entourage, Alma assure ne connaître aucune femme qui n’a pas été attouchée ou violée. «C’est très grave, ça doit s’arrêter. J’ai espoir que les aveux de Samuel vont en inspirer d’autres. “Je t’ai violée, Alma.” Ces mots résonnent encore en moi. La parole peut être tellement libératrice», clame la jeune femme, qui dit ne pas vouloir voir Samuel en prison, mais plutôt qu’il soit soigné. «Des victimes choisissent de ne pas écouter leur violeur, de ne pas laisser d’espace à leur parole. C’est leur choix et je le respecte profondément, poursuit-elle avec pudeur. De mon côté, je voulais que mon violeur reconnaisse ce qu’il m’a fait subir, bon sang ! A condition que les rôles ne s’inversent pas : le violeur qui parle ne doit pas devenir un héros car il fait son mea culpa. Soyons clair.» Alma explique qu’elle portera plainte «quand elle se sentira prête». Interrogé sur les potentielles suites judiciaires, le viol au sein d’un couple étant puni jusqu’à vingt ans de réclusion, Samuel répond sobrement : «J’assumerai la réalité de ce que j’ai fait.»
De son côté, Alma – qui a mis fin à ses études en sciences politiques pour suivre un cursus en psychologie – est désormais une militante acharnée. Sur Facebook et Instagram, elle a cocréé le groupe Toustes Violet, «un espace pour permettre aux violés et aux violeurs de s’exprimer». La page a déjà recueilli une trentaine de témoignages. Et parce que parler de ce que lui est arrivé est devenu son moteur, la jeune femme s’exprime également en vidéo sur une page baptisée Alma Gueule. «Pour ne plus jamais rester murée dans le silence.» La jeune femme se bat aussi pour une éducation différente : «L’éducation a failli à sa tâche. Elle est en partie responsable de l’immondice qui gangrène mon corps. Il aurait pourtant suffi d’UNE matière tout au long de notre scolarité, une seule : le “respect”.» Le respect pour, selon elle, «pallier la plupart des incivilités et des violences qui se perpétuent de génération en génération. Pour que chaque enfant prenne pleinement conscience de ses droits et devoirs envers son propre corps et comprenne que celui des autres ne lui appartient nullement». De toutes ses forces, depuis la clinique où elle se reconstruit, Alma dit : «Je veux des choses concrètes maintenant. Maintenant. C’est trop urgent, c’est trop horrible.»
(1) Parce qu’il apporte un point de vue inédit sur le viol et complexifie le débat nécessaire, notamment pour améliorer la prévention, Libération a décidé de publier ce document après s’être assuré du consentement de la victime et après avoir informé son auteur des risques judiciaires qu’il encourt.
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