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jeudi 24 septembre 2020

« Il existe trop de cas limites pour qu’on prétende avoir une définition stricte de la mort »

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Que se passe-t-il dans notre cerveau lorsque nous passons de vie à trépas ? Y a-t-il un moment précis où l’on glisse irrémédiablement d’un état à l’autre ? Et qu’est-ce que mourir, au fond ? Professeur de neurosciences, Stéphane Charpier fait le point sur ce domaine insondable.

Propos recueillis par Fabien Trécourt Publié le 23 septembre 2020


La mort reste un phénomène incompris, insaisissable et irrémédiable.

Aussi étrange que cela puisse paraître, les frontières de la mort restent mal définies. Et pour cause : depuis la « résurrection » d’une pendue en 1650 et les électrisations de cadavres menées par Galvani, elles n’ont cessé d’être repoussées.

Professeur de neurosciences à Sorbonne Université, Stéphane Charpier vient de publier La Science de la résurrection, chez Flammarion, un essai à la fois personnel et rigoureux sur le passage de la vie à la mort, l’histoire de la médecine et les exploits des « docteurs Frankenstein » qui se sont efforcés de repousser l’irrémédiable. Une passionnante épopée aux confins de l’existence.

Pourquoi vous êtes-vous intéressé à la « résurrection » et à Frankenstein ?

Stéphane Charpier : Au début des années 2000, en préparant une conférence sur l’histoire des sciences, j’ai découvert les travaux de Giovanni Aldini. Ce savant est notamment connu pour avoir brièvement mis en mouvement des cadavres humains à l’aide de stimulations électriques au début du XIXe siècle. Des historiens envisagent que ses expériences auraient influencé Mary Shelley, l’autrice de Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818), publié un peu plus tard.

Tout cela m’a beaucoup intéressé et est resté dans un coin de ma tête, sans que j’entreprenne un réel travail sur le sujet. Puis, en octobre 2008, j’ai subi un accident vasculaire cérébral qui aurait pu m’être fatal. Trois semaines de soins intensifs m’ont sauvé la vie et, durant ma convalescence, je me suis pris de passion pour le mythe de Frankenstein. Je dévorais toutes les éditions, les commentaires et analyses, sur ses sources scientifiques éventuelles notamment…

Très vite, je me suis plus généralement intéressé à l’histoire de la réanimation : aux progrès techniques associés, aux conceptions de la vie et de la mort sous-tendues, aux expériences de mort imminente, etc. Cet intérêt personnel s’est intriqué avec mes travaux de chercheur en neurosciences, puisque mon équipe et moi travaillons, entre autres, sur des ondes cérébrales associées à des états de mort ou de réanimation.

A quoi correspondent ces ondes dites « de la mort » et « de la réanimation » ?

L’activité électrique du cerveau peut être représentée sous forme d’ondes grâce à des techniques d’imagerie cérébrale : si vous dormez ou si vous êtes en train de travailler, par exemple, on n’observera pas les mêmes fréquences ni les mêmes oscillations.

« Une minute plus tard, une onde de grande amplitude faisait irruption. Baptisée “onde de la mort”, elle est assimilée à une sorte de chant du cygne du cerveau »

En 2011, des chercheurs de l’université de Nimègue, aux Pays-Bas, ont publié leurs résultats d’expériences sur des rats ; ils avaient étudié l’activité électrique de leur cerveau avant, pendant et après une décapitation. Quatre secondes après, il n’y avait plus aucune trace de conscience. Mais une minute plus tard environ, une onde de grande amplitude faisait irruption sur l’oscilloscope. Ces chercheurs l’ont baptisée « onde de la mort », l’assimilant à une sorte de chant du cygne du cerveau.

Un enjeu de ce type de recherches serait de proposer aux médecins réanimateurs un critère strict pour décréter si quelqu’un est décédé, sans aucune possibilité de retour à la vie. Avec mon équipe, nous avons reproduit cette expérience mais sans décapitation, de telle sorte que nous pouvions réanimer les rongeurs après l’apparition de « l’onde de la mort ». Ça a marché, un peu comme lorsqu’une personne fait une crise cardiaque et que l’on réussit à faire repartir le cœur.

Ces travaux nous ont permis d’expliquer l’origine neurophysiologique de « l’onde de la mort », mais aussi de constater qu’une réanimation restait possible après son apparition. Nous avons de plus repéré une nouvelle onde juste avant la réactivation du cortex cérébral, que nous avons appelée « l’onde de la réanimation ».

Est-ce à dire que la mort pourrait être réversible ?

Non, et c’est un point qui me tient à cœur. Nos travaux ont peut-être involontairement alimenté une confusion, car « l’onde de la réanimation » se dit « wave of resuscitation » en anglais. Or, le mot « resuscitation » est un faux ami que l’on traduira par « réanimation » et non par « résurrection ».

Par définition, la mort est un état dont on ne revient pas. A moins de jouer sur les mots, bien sûr : on pourrait par exemple décréter qu’elle désigne une forme d’inconscience particulièrement profonde, comme celle par laquelle les rats de notre expérience passent avant d’être réanimés. L’individu ne réagit pas, le cœur s’est arrêté, le cerveau ne fonctionne plus… Et vous voyez cette « onde de la mort » survenir sur votre oscilloscope.

De fait, si la situation perdure, un patient sera à juste titre considéré comme décédé. Mais si vous parvenez à le réanimer, il me semble que parler rétrospectivement de « mort » devient un abus de langage. L’individu est certes entré dans une zone grise, une sorte de quatrième dimension à mi-chemin entre la vie et le trépas, mais il n’a jamais été « mort » à proprement parler. Ceci dit, je ne voudrais pas avoir l’air trop dogmatique, car mon livre est notamment consacré à cette zone grise, que des savants et des médecins n’ont eu de cesse d’étudier et parfois de combattre à travers l’histoire.

Qui sont les « docteurs Frankenstein » de l’histoire des sciences et de la médecine ?

L’un des premiers cas de « réanimation » connu est celui d’Anne Greene, une jeune Anglaise condamnée à mort en 1650. Après la pendaison, tout le monde la croyait morte quand son corps manifesta de fugaces signes de vie. Deux médecins ont alors engagé une course contre la montre pour la ranimer, dont Thomas Willis, qui deviendra l’un des pères fondateurs de la neurologie et de la neuroanatomie. Aujourd’hui on suppose que la pendaison s’était mal déroulée et que la jeune femme aurait été enterrée vivante sans leur intervention.

« Par définition, la mort est un état dont on ne revient pas. A moins de jouer sur les mots, bien sûr »

Reste que cette histoire marque les esprits et que les lignes commencent à bouger à l’époque : de plus en plus de chercheurs s’intéressent aux bases physiologiques des fonctions biologiques, notamment Luigi Galvani, un médecin et physiologiste italien du XVIIIe siècle. En réalisant des expériences sur des grenouilles décapitées, dont les nerfs ont été mis à nu, il constate que des décharges électriques peuvent encore provoquer des contractions musculaires. Il est l’un des premiers à comprendre que les mouvements des êtres vivants résultent d’une propriété du tissu nerveux. Ses travaux font du bruit, le « galvanisme » embrase toute l’Europe et suscite de vifs débats scientifiques !

Un corps galvanisé, par H. R. Robinson, 1836.

Mary Shelley s’en est-elle inspirée pour écrire son roman ?

Dans sa préface, elle évoque le « galvanisme » comme ayant montré « qu’un corps pourrait être réanimé », faisant probablement allusion aux expériences sur les grenouilles. Des historiens pensent cependant qu’elle s’inspire aussi du neveu de Galvani, Giovanni Aldini, que j’évoquais au début de notre entretien. C’est généralement lui qui passe pour « le vrai docteur Frankenstein » de l’histoire des sciences.

Il réalise tout au long de sa carrière des expériences macabres sur des cadavres d’animaux – chiens, veaux, lapins… – et, lorsqu’il le peut, sur des humains fraîchement exécutés. Au début du XIXe siècle, il leur soutire d’épouvantables grimaces devant un public que l’on imagine horrifié. Et surtout, en 1803, il donne l’impression de faire se lever le corps d’un pendu, George Forster, de lui faire plier le bras, fermer la main, etc. Aldini parle même d’une « expérience de réanimation », tout en précisant qu’il ne prétend pas avoir réveillé un mort. Dans son esprit, le terme renvoie plus prosaïquement au fait de « remettre en mouvement ».

Cette expérience publique a marqué les esprits et l’imaginaire collectif, ce qui incite à penser qu’elle inspira le mythe de Frankenstein. Mais Mary Shelley ne cite jamais Aldini, et rien ne permet d’affirmer qu’elle ait eu vent de ses expériences.

Ces recherches ont-elles remis en question la conception de la mort à l’époque ?

Les frontières se troublent au début du XIXe siècle. La peur d’être enterré vivant devient un vrai sujet, par exemple ; des inventeurs imaginent des cercueils ventilés ou dont on pourrait s’échapper en cas d’erreur. Mais c’est surtout au XXe siècle que de nouveaux questionnements émergent. Le développement de techniques de respiration artificielle et de soins intensifs permet de maintenir en vie des personnes qui auraient été considérées comme décédées auparavant.

Plusieurs définitions de la mort vont alors cohabiter et parfois s’opposer jusqu’à aujourd’hui : une sorte de « silence comportemental », caractérisé par une inconscience et une absence totale de réaction, un arrêt apparemment irréversible du système cardio-respiratoire, ou encore une interruption jugée définitive du fonctionnement cérébral…

Ces critères sont utiles pour les praticiens dans les services de réanimation, lorsqu’il faut choisir entre essayer de sauver une personne ou autoriser un prélèvement pour une greffe d’organe par exemple. Mais en tant que chercheur, mon questionnement n’est pas soumis à un même pragmatisme. Il existe trop de cas limites pour qu’on prétende avoir une définition stricte de la mort : des personnes qui respirent alors que leur cerveau ne fonctionne plus, d’autres qui témoignent d’une activité cérébrale quand le reste du corps semble totalement à l’arrêt…

Vous évoquez d’ailleurs la « résurrection de Lazare », dans la Bible, comme symbole d’un cas limite…

Depuis les années 1980, des médecins et scientifiques ont observé un comportement particulièrement spectaculaire et complexe chez des patients en état de mort cérébrale. Ils semblaient rejouer un miracle rapporté dans le Nouveau Testament : apprenant la mort de son ami Lazare, Jésus annonce sa résurrection et fait enlever la pierre qui bloque l’entrée du tombeau. Premier signe troublant : il n’y a pas d’odeur pestilentielle… Mais, surtout, Jésus s’écrie : « Lazare, sors ! », et le mort sort de son tombeau.

A partir de là, on peut bien sûr imaginer que Lazare était complice de son ami Jésus et a joué la comédie. Mais on peut aussi supposer que son mouvement était un réflexe corporel, par la suite enjolivé par la légende. Aujourd’hui, ce que les médecins et scientifiques appellent « le signe de Lazare » désigne une personne en état de mort cérébrale, qui se met soudainement à fléchir les avant-bras jusqu’à ce que ses mains atteignent son cou ou son menton.

Les scènes observées ont pu durer jusqu’à vingt secondes, ce qui est long ! Imaginez un proche légalement mort – car son cerveau ne fonctionne plus – plier le bras et donner le sentiment de vouloir saisir son tube trachéal par exemple. C’est une scène authentique, parmi d’autres que je rapporte dans le livre.

N’y a-t-il pas un moment où l’on passe indéniablement de la vie au trépas ?

Il n’y a pas de critère strict, pas d’instant zéro qui soit sans ambiguïté. A titre personnel, il me semble que seul l’état de mort cérébrale peut permettre, à terme – et seulement à terme –, de reconnaître le décès de quelqu’un…

« Des patients en état de mort cérébrale semblent rejouer un miracle rapporté dans le Nouveau Testament : la résurrection de Lazare »

Néanmoins, il faut garder à l’esprit que cela ne vaut pas pour tous les cas et que le questionnement doit rester ouvert. Que penser, par exemple, des enfants dits « anencéphales », qui naissent quasiment sans cortex cérébral et donc sans conscience, mais qui peuvent respirer sans assistance, répondre à des stimulations ou encore sursauter ? A l’inverse, lorsque des personnes sont dans des états dits « végétatifs » mais témoignent d’une faible activité cérébrale, il n’est pas évident de décréter si elles sont encore en vie et si leur situation peut s’améliorer.

On gagnerait à éviter les jugements hâtifs et tranchés dans ce genre de débat… Et à développer de nouveaux outils d’investigation : avec mon équipe de recherche, nous comparons par exemple les ondes cérébrales de personnes conscientes, lorsqu’elles réalisent des tâches mentales comme le calcul, avec celle de personnes dans le coma. L’enjeu serait d’améliorer l’évaluation du niveau de conscience d’un patient ne pouvant pas communiquer.

Comment analysez-vous les témoignages dits d’« expériences de mort imminente » (EMI) dans ce cadre ?

Il faut à la fois les prendre au sérieux et constater qu’ils ont généré beaucoup de confusions. Les EMI rassemblent des témoignages de personnes entrées dans ce que j’appelle la quatrième dimension ou la zone grise. Là encore, il faut être très clair sur le fait qu’elles n’ont jamais été mortes, sinon elles n’auraient pas non plus été vivantes pour raconter leur expérience.

La mort est un état dont on ne revient pas. Leur cœur s’est arrêté de battre, leur cerveau a peut-être même cessé de fonctionner… Mais elles ont pu être sauvées. Leurs récits reprennent souvent de mêmes thèmes et éléments de description : sensation de sortie de corps, de félicité, exposition à une lumière vive, etc.

Le thème a en outre connu un regain d’intérêt important dans les années 1960 et 1970, notamment avec la publication de La Vie après la vie (1975) du médecin Raymond Moody. Dans les années 1980, le psychiatre Bruce Greyson a ensuite réalisé une échelle d’intensité des EMI, qui évoque à bien des égards « l’échelle du Jacob » dans la Bible : ce patriarche rêve d’une voie entre la terre et le ciel sur laquelle circulent des anges.

De la même façon, les personnes ayant vécu une EMI disent avoir eu l’impression de transiter entre deux mondes… Il me paraît d’ailleurs clair que l’intérêt pour les EMI, à la fin du XXe siècle, participe d’un essor plus général de nouvelles formes de spiritualisme religieux.

Cette dimension spiritualiste entre-t-elle en ligne de compte dans votre travail ?

En tant que scientifique, je m’intéresse aux éventuelles causes physiologiques de ces états. On retrouve, par exemple, des similitudes avec des crises d’épilepsie, certaines formes d’hallucination, et, plus généralement, d’autres troubles induits par un dysfonctionnement de l’activité électrique du cerveau.

« Robert J. White a eu une grande influence sur Jean-Paul II en ce qui concerne l’acceptation du concept de mort cérébrale par les catholiques »

Le problème, c’est qu’il est rigoureusement impossible de faire des tests scientifiques sur ces personnes au moment clé, puisqu’on ne sait pas à l’avance quand une EMI va survenir. Nous n’avons par ailleurs aucun moyen d’objectiver des concepts tels qu’une « âme » qui penserait et agirait par elle-même : aucune donnée scientifique ne permet de supposer qu’une forme de pensée puisse exister en dehors d’un cerveau… A ce stade, néanmoins, la question n’est plus tellement, pour nous, d’y croire ou de ne pas y croire ; cela ne concerne tout simplement plus la science.

Stéphane Charpier

La science et la médecine essaient-elles encore de vaincre la mort ?

Tout au long du XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui, des chercheurs se sont inscrits dans le sillon d’un « docteur Frankenstein ». La greffe d’organes a connu de rapides progrès. Le chirurgien français Alexis Carrel, l’Américain Charles Claude Guthrie, puis le Russe Vladimir Demikhov sont parvenus à greffer une seconde tête sur le corps d’un chien, donnant naissance à un animal ayant techniquement deux cerveaux.

Ces cobayes n’ont pas survécu longtemps, mais l’expérience a inspiré Robert J. White, qui espérait réaliser la première greffe de tête humaine ou transplantation du cerveau il y a encore peu de temps. Ce médecin était par ailleurs un fervent catholique, devenu membre de l’Académie pontificale des sciences en 1994. Il a eu une grande influence sur Jean-Paul II en ce qui concerne l’acceptation du concept de mort cérébrale par les catholiques, et donc sur celle du prélèvement d’organes – ce qui déclencha tout de même quelques protestations à l’époque, par exemple du cardinal Joseph Ratzinger.

Plus près de nous, le chirurgien italien Sergio Canavero avait annoncé qu’il y parviendrait pour 2017. Force est de constater que ça n’a jamais été le cas et que ce chercheur a d’ailleurs disparu dans la nature…

Pour ma part, je ne crois pas à la faisabilité d’une telle opération, d’un point de vue technique – sans même aborder le volet juridique ou bioéthique… Reste qu’elle s’inscrit effectivement dans l’idée que nous pourrions déjouer la mort grâce à des opérations chirurgicales : si nous pouvions sans cesse transplanter notre cerveau, peut-être pourrions-nous vivre éternellement. Mais la réalité scientifique actuelle est loin de ce qu’imaginait Mary Shelley ou de ce qu’aurait pensé le DFrankenstein : les progrès de la médecine ont, certes, considérablement accru notre espérance de vie, mais la mort reste incomprise, insaisissable et irrémédiable.

La Science de la résurrection, Stéphane Charpier, Flammarion, 368 pages,

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