Un quart des ménages craint de devenir pauvre dans les cinq ans, une inquiétude qui se diffuse dans les classes moyennes.
Isabelle, 55 ans, chez elle à Berteaucourt-les-Dames (Somme), le 4 novembre. Elle perçoit 484,82 euros de RSA. « On m’a décelé une ostéoporose et conseillé de manger du fromage et des produits laitiers, avec quoi je peux les acheter ? Du fromage une fois dans le mois, et fini. Demain, je vais payer mes factures, il me restera 230 euros. » En 2013, Ulrich Lebeuf a passé deux mois avec Isabelle et sa fille, Amandine, pour raconter la précarité en France. Il revient à leur rencontre cinq ans plus tard, à la demande d’Amnesty International, pour témoigner de l’évolution de leur situation. ULRICH LEBEUF/MYOP
La pauvreté et le mot « pauvre » ont fait irruption dans le débat public, balayant les précautions oratoires comme « populations défavorisées », « précarité », « vulnérabilité » ou « exclusion sociale », comme si elle concernait désormais beaucoup plus de monde, notamment les classes moyennes.
Selon Louis Maurin, fondateur de l’Observatoire des inégalités et co-auteur d’un rapport sur la pauvreté en France paru en octobre, « depuis 2000, elle ne recule plus comme nous nous y étions habitués depuis les années 1960, et c’est une rupture historique dans notre histoire sociale. Il ne s’agit pas d’un appauvrissement massif des plus pauvres, mais d’une augmentation du nombre de personnes qui décrochent du niveau de vie des classes moyennes ».
La pauvreté angoisse un nombre grandissant de Français : selon le baromètre annuel d’opinion du ministère des solidarités et de la santé, un quart des ménages interrogés en 2015 craint de devenir pauvre dans les cinq ans, une inquiétude qui se diffuse dans les classes moyennes.
Cinq millions de personnes, soit 628 000 de plus qu’en 2006, vivent aujourd’hui avec moins de 855 euros par mois (chiffres 2016), soit la moitié du revenu médian. Un critère que Louis Maurin préfère à celui choisi par l’Union européenne, de 60 % de ce revenu médian, soit 1 026 euros par mois : « Il cerne mieux la situation de privation et n’amalgame pas des situations trop différentes », estime-t-il.
Premiers postes sacrifiés : les loisirs et la santé
L’Observatoire des inégalités et l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, dont un rapport a aussi été publié courant octobre, relèvent que la pauvreté n’épargne pas les seniors et les ruraux : elle concerne également des citadins, des jeunes, des mères de famille et des personnes prises de court par un accident de la vie.
« Jamais je n’aurais pensé en arriver à cette situation et à pousser la porte de cette épicerie solidaire de la Croix-Rouge », confie MmeG., jeune mère de trois adolescents qui vit à Houilles (Yvelines) et dont le mari était encore récemment au chômage, elle-même étant en arrêt maladie. Dans cette localité de la région parisienne, une trentaine de familles sont inscrites dans cette épicerie, et nul ne peut déceler à leur apparence ou leur expression les privations qu’elles s’infligent, les premiers postes sacrifiés étant les loisirs et la santé.
Ces ménages n’ont pratiquement pas de marge de manœuvre financière. Depuis 2008 et la crise financière, ils sont pris en étau entre des revenus qui stagnent, quand ils ne baissent pas – 10 % des ménages les plus modestes n’ont jamais rattrapé leur niveau de vie d’avant la crise –, et la croissance des dépenses contraintes, aussi appelées par les économistes « dépenses affectées » : loyer et charges, abonnements indispensables (téléphone, électricité, gaz), cantine scolaire, assurances…
Leur part dans les revenus des ménages est, selon l’Insee, passée de 12 %, dans les années 1960, à 30 %, en 2017. Le seul poste logement engloutit 42 % du revenu des 10 % les plus modestes, contre 17,4 % en moyenne pour l’ensemble des Français.
Dureté envers ceux qui ne peuvent plus payer
Steve, la cinquantaine, qui gagnait 1 800 euros par mois avant que la maladie interrompe momentanément sa carrière, doit, pour son studio de 35 mètres carrés, honorer 800 euros de loyer mensuel, soit 45 % de son salaire. Cet habitant de Houilles ne bénéficie d’aucune aide, puisque considéré trop riche pour y être éligible.
Lorsque les ennuis, la maladie, le chômage surviennent, les prestataires de services redoublent de dureté envers ceux qui ne peuvent plus payer. En septembre, le gouvernement a obtenu que les banques s’engagent à plafonner les seuls frais d’incidents de paiement à 200 euros par an. Mais les frais de découvert galopent : « J’ai un découvert de 3 000 euros dont je n’arrive pas à me débarrasser et qui me coûte 83 euros par mois » (près de 1 000 euros par an), raconte Mme G. Son banquier lui a proposé de porter le découvert à 4 000 euros : « J’ai dit oui, mais cela m’enfonce encore plus. »
Le téléphone portable et l’accès à Internet sont deux autres services devenus vitaux, mais dix millions de Français en sont aujourd’hui privés. « Faute d’avoir payé l’abonnement, l’Internet a été coupé, et, pour les devoirs des enfants, on va à la bibliothèque municipale », précise Mme G. Ces services sont aussi indispensables pour les démarches administratives pour obtenir allocations et aides, fussent-elles de quelques dizaines d’euros par mois. Même avec le soutien des services sociaux, des associations et de leurs bénévoles, ces démarches s’apparentent à un parcours du combattant.
L’augmentation programmée du prix de l’essence alourdit les difficultés des ménages qui ne peuvent pas se passer de voiture. Ainsi, Mme T., qui demeure elle aussi à Houilles. Professeure de mathématiques, atteinte d’une sclérose en plaques, elle a perdu emploi et logement : « J’ai failli céder ma voiture, qui coûte cher en assurance, contrôle technique et essence, mais, dans mon état, c’est le seul moyen de me déplacer, même sur de petites distances, et de retrouver du travail. »
Pour ces familles brutalement déclassées, l’isolement et l’absence de rapports sociaux sont difficiles à supporter. « On n’accepte plus les invitations car on ne peut pas les rendre », témoigne Mme T. Tout coûte, même les sorties les plus raisonnables : « Je préfère rester chez moi plutôt que d’être frustrée de ne rien pouvoir m’offrir dehors, même pas un café… », dit-elle. « Les sorties sont, évidemment, très limitées. Je vois une fois par an ma meilleure amie, qui réside à l’autre bout de la région parisienne : je m’y rends en voiture, l’œil rivé sur l’aiguille du réservoir d’essence », ajoute-t-elle. La pudeur l’empêche de chercher de l’aide auprès de sa famille ou de ses amis : « Dans ma famille, on ne se plaint pas, on ne parle pas, et je prétends que tout va bien », explique Mme G.
Toutefois, enquêtes et rapports attestent que la pauvreté n’est pas une fatalité. Selon Louis Maurin, « non seulement la France est le pays d’Europe où il y a le moins de pauvreté grâce au système de protection sociale, mais c’est aussi là où elle est la moins durable ». Ce qui nuance le diagnostic émis le 12 juin par Emmanuel Macron et rendu célèbre par une vidéo mise en ligne par la communication de l’Elysée : « On met un pognon de dingue dans les minima sociaux : les gens, ils sont quand même pauvres. On n’en sort pas. Les gens qui naissent pauvres, ils restent pauvres ; ceux qui tombent pauvres, ils restent pauvres. »
Avec 6,8 % de personnes disposant de moins de la moitié du revenu médian, la France fait un peu moins bien que les Pays-Bas (6,6 %) et la Finlande (4,9 %), mais mieux que le Royaume-Uni (9,9 %) et l’Allemagne (9,7 %).
Le taux de persistance dans l’état de pauvreté est aussi encourageant : une enquête de l’Insee établissait, en 2015, que seuls 2,4 % de la population avaient connu une situation de pauvreté durant deux années au cours des trois années précédant l’enquête. Norvège, Finlande et Danemark sont au-dessous, mais pas le Royaume-Uni (3,9 %) ni l’Allemagne (5,5 %). Ainsi, en France, d’une année sur l’autre, un tiers des personnes pauvres ne le sont plus. C’est notamment le cas des familles rencontrées qui, toutes, voient leur situation s’améliorer, notamment par une reprise, même partielle, d’activité.
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