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vendredi 17 août 2018

Par Zahra Chenaoui     Publié le 13 Août 2018

S’aimer au Maghreb (2/6). Groupes Facebook, discussions entre amis, films pornos, livres, tout est bon pour tenter de s’informer sur la sexualité au cœur de la société algérienne, un sujet toujours tabou dans les familles.

DELPHINE LEBOURGEOIS
« Je suis une femme de 24 ans, fiancée à un homme que j’aime (…) Je commence à le sentir distant. (…). Un soir, on discutait au téléphone, et il me dit : je veux que tu m’envoies une photo de toi en pyjama et je veux voir tes seins ! (…) Vos conseils, svp. » Sur cette page Facebook, les messages se succèdent, avec de faux airs de petites annonces. Le groupe, réservé aux femmes, n’est accessible que sur invitation et après avoir répondu à un questionnaire.

Celles qui administrent la page se chargent de transmettre les questions et les réponses. « Je n’ai pas envie de faire l’amour, ça énerve mon mari. Que dois-je faire ? », demande l’une, quand l’autre s’interroge : « Je suis amoureuse d’un garçon, il m’a demandée en mariage, mais je veux finir mes études d’abord. Vos conseils ? »

Dans l’anonymat, des centaines de discussions virtuelles se tiennent chaque jour. « Etre en couple, ça ne s’apprend pas au sein de la famille. Ça se transmet sur Internet », tranche Nedjma [les prénoms ont été modifiés], 24 ans, utilisatrice régulière.


Conversations volées
Longs cheveux châtains maintenus dans une queue-de-cheval, sourire enfantin, la jeune femme habite une petite ville de bord de mer, en périphérie d’Oran. Un quartier tranquille où se mêlent des villas entourées de bougainvilliers et de petits immeubles, une famille algérienne sans histoires : Nedjma a commencé à fréquenter ces groupes sur les réseaux sociaux, lorsqu’elle était au lycée. A l’âge où l’on commence à s’intéresser aux garçons, il lui était impossible d’en parler avec sa mère ou sa grand-mère.

« Heureusement, il y avait ma grande sœur, se souvient-elle. Elle connaît toutes mes histoires, et c’est elle qui m’a mise en garde contre des garçons qui ne se comportaient pas bien. » Lorsque celle-ci était trop stricte, Nedjma se tournait vers sa bande de copines : « Avec elles, c’est plus facile. Elles ont toutes un petit copain. »

« A partir d’un certain âge, on nous isole des garçons, mais on ne sait pas pourquoi. C’est plus tard que l’on comprend. »
Dans une Algérie où les conventions sociales et religieuses pèsent au quotidien, l’apprentissage des relations sexuelles entre hommes et femmes est un casse-tête. En 2010, l’âge moyen du mariage des femmes, de plus en plus nombreuses à suivre des études supérieures et à travailler, était passé à 30 ans, signe de l’évolution de la société.

Pourtant, parler de sexualité avant le mariage reste impossible. « C’est tabou, confirme Sonia, 34 ans, la grande sœur de Nedjma. Il y a une sorte de barrière entre les parents et les enfants. A partir d’un certain âge, on nous isole des garçons, mais on ne sait pas pourquoi. C’est plus tard que l’on comprend. »

Pour apprendre l’amour et le sexe, elle-même s’est sentie bien seule. « Il y avait les films, au cinéma, où tu arrives à apprendre un ou deux trucs, ou alors mes amies qui étaient plus âgées. » L’antenne parabolique aussi « a comblé un vrai vide » grâce aux émissions de la télévision publique française qui parlaient de santé et donc de sexualité.

Sonia se souvient de conversations volées lors des mariages de ses cousines : « Quand on est jeune, on profite des fêtes pour tendre une oreille et capter les conseils que les plus âgées donnent à la mariée. Mais entendre qu’il faut être obéissante et toujours sur son 31 n’était pas très alléchant. » Lorsqu’une de ses cousines choisit de se marier, à 19 ans, Sonia assiste à une discussion où il est question de sexe : « On lui a dit : surtout ne repousse pas ton mari, même si tu n’en as pas envie. »

« J’aurais aimé le vivre plus sereinement »
En 2012, Sonia rencontre Chafik sur Facebook. Il a le même âge qu’elle, a grandi à Oran et vient de créer son entreprise. Après les heures de discussions en ligne viennent les rencontres mensuelles dans des salons de thé. La jeune femme souhaite que l’histoire devienne « sérieuse ». « Je voulais qu’on s’embrasse et qu’on ait des moments plus intimes avant de se marier. J’entendais mes copines parler de mariages qui prenaient fin parce que les relations sexuelles se passaient mal. » Pour le premier baiser, elle se lance, pas très sûre d’elle. Leur intimité se construit doucement : « Je n’y connaissais rien, ces moments-là m’ont rassurée. »

En 2016, Sonia et Chafik se marient. Ils ont 30 ans. La pression sur la nuit de noces est forte. « Dans ma famille, personne n’allait venir me demander de montrer le drap taché de sang pour prouver ma virginité. Mais personne n’est venu non plus me dire quoi faire cette nuit-là », explique la jeune femme. Là encore, elle prend les devants, pas très assurée. « J’aurais aimé le vivre plus sereinement, regrette-t-elle, mais quand on voit comment fonctionne notre société, ça ne pouvait pas se passer autrement. »

Quelques jours après, lorsqu’elle revoit sa mère pour la première fois, cette dernière, mal à l’aise, finit par lui demander : « Ça s’est bien passé ? » « J’avais à peine répondu oui qu’elle était partie en courant avant que je termine ma phrase, s’amuse aujourd’hui Sonia. On n’en a plus jamais reparlé. »

La difficulté ne concerne pas seulement les filles. Hocine, le beau-frère de Sonia, a 36 ans, n’est pas marié mais a une petite amie. « J’ai découvert ce qu’était la sexualité à 16 ans, en lisant une encyclopédie, raconte-t-il. Plus tard, à l’université, j’ai compris que la plupart de mes camarades avaient appris en regardant des films pornos. »

La consommation de films X est importante en Algérie. Dans ce climat d’interdits, on comble comme on peut les silences, au détriment de l’amour aussi.
La consommation de films X est importante en Algérie. Dans ce climat d’interdits, on comble comme on peut les silences, au détriment de l’amour aussi. Sur le téléphone d’Hocine, des notifications de messagerie emplissent l’écran. L’une de ses amies, qui va se marier à la fin de l’été, a des doutes : « Est-ce que les gens sont en couple parce qu’ils sont amoureux ? Ou parce qu’ils sont obligés d’être mariés pour la société ? »

Hocine a eu de la chance : sa mère lui a parlé d’amour. « On te fait comprendre qu’être amoureux, c’est mal. Si ta copine ne va pas bien et que tu veux la prendre dans tes bras pour la réconforter, les gens vont te regarder comme si tu faisais quelque chose de sale. La société nous renvoie une mauvaise image de la tendresse. Comment veux-tu que les couples fonctionnent dans ces conditions ? »

« J’étais paralysé »
Lui a eu une première petite amie à 16 ans : « J’étais terrifié à l’idée de ce que les gens penseraient de moi si je l’embrassais ou si on allait plus loin. Alors il ne s’est jamais rien passé. » Pour sa « première fois », il a 28 ans : « La chambre était pleine de bougies. Elle portait de la très belle lingerie et elle était très maquillée. Moi, je n’avais jamais embrassé une fille. Quand ça t’arrive, tu penses qu’avec ce que tu as lu, tu vas t’en sortir. Mais, en réalité, j’étais paralysé par la peur de tout foutre en l’air avec le mauvais geste. »

Son expérience reste douloureuse et il n’en a jamais parlé à ses amis. « Comprendre comment un corps fonctionne, ça demande du temps et des étapes. Or, dans notre société, on doit passer de rien du tout à faire l’amour avec quelqu’un. Ça ne peut pas fonctionner », regrette Hocine. « On parle de couple, de relation, on ne sait même pas ce que c’est. Les jeunes ont un peu plus de chance avec la technologie. »

Sur la place centrale d’Oran, les cafés qui surplombent la mer sont pleins. Après la rupture du jeûne, les familles sortent se promener. De petits groupes de garçons et de filles en profitent pour se retrouver, échanger quelques mots, un numéro de téléphone et un pseudo sur les réseaux sociaux.

A la fin de sa journée de travail, Sonia, chemisier à fleurs et cheveux tirés en chignon, rejoint Nedjma, sa sœur, dans la maison familiale pour le dîner. La mère de famille a du mal à rester assise. Nesrine, sa fille de 18 mois, manque de renverser les verres et le gâteau posés sur la table basse. Si elle a transmis ce qu’elle a pu à sa sœur, Sonia réfléchit à la manière de donner à sa fille une idée plus juste de l’amour. « J’ai tout appris toute seule, je n’ai pas profité de l’expérience des autres. Ça aurait pu m’éviter certains chocs. Alors je veux parler de ça, d’amour et de sexualité, à mes enfants. Peut-être que ça ne sera pas simple, mais je veux faire différemment. »


Monde Festival : La rencontre des corps. Une histoire du sexe. Dans le cadre du Monde Festival, « Le Monde » organise une rencontre avec Michelle Perrot et Alain Corbin, deux des plus grands historiens français, spécialistes de l’évolution des sensibilités et de la place des corps dans notre civilisation. Leur conversation, animée par Florent Georgesco, journaliste au « Monde des livres », aura lieu au Palais Garnier, dimanche 7 octobre, de 10 heures à 11 h 30. Réservez vos places en ligne sur le site

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