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mardi 31 mars 2015

Andreas Lubitz, enfermé dans le cockpit et en lui-même

CORINE PELLUCHON
Le geste d’Andreas Lubitz qui, le 24 mars, a volontairement précipité l’Airbus A320 de la Germanwings sur une montagne, provoquant la mort de tous les passagers et de l’équipage, pourrait donner raison à Kant qui rapprochait le suicide du meurtre. Celui qui est prêt à se donner la mort, parce que la vie ne lui apporte pas ce qu’il désire, se traite comme un moyen en vue d’une fin et serait également prêt à faire la même chose avec la personne d’autrui.
Cette manière de mettre sur le même plan les devoirs envers soi-même et les devoirs envers autrui présente des inconvénients, parce qu’elle ne tolère aucun vice privé et aboutit, selon la formule de Ruwen Ogien, à «criminaliser les crimes sans victimes», comme la gourmandise, l’onanisme, l’indécence.
De même, le fait qu’il n’y a pas, chez Kant, de différence de nature entre les devoirs envers soi-même et les devoirs envers autrui ne permet pas de comprendre l’essence du meurtre. On ne peut pas estimer que l’individu suicidaire est un meurtrier en puissance ni supposer que tous les meurtriers sont également désireux de se tuer. Le meurtre est le fait de mettre fin à la vie de quelqu’un d’autre sans le consentement de ce dernier. Il est, comme dit Levinas, la volonté d’exercer son pouvoir sur ce qui échappe à son pouvoir.
Il y a bien une violence dans le suicide qui est, comme le meurtre, un acte définitif et irréversible. Ce geste peut être aussi une manière d’accuser la société qui n’a pas été capable d’offrir à la personne ce à quoi elle pensait avoir droit. L’individu ne parvient pas à imaginer que la vie pourrait être autre chose que la répétition du même. Ce manque de possible souligne aussi la difficulté qu’il éprouve à se défaire de la logique de la puissance pour lâcher prise, et être disponible à ce que Henri Maldiney appelait la transpassibilité, le fait d’espérer l’inespérable, au-delà de toute attente. Le meurtre partage avec le suicide cette obsession de la maîtrise, mais c’est le sentiment d’impuissance qui conduit une personne à se tuer.

Au contraire, le meurtre plonge ses racines dans la volonté de toute-puissance d’un sujet qui devient sourd au monde et aux autres, comme Andreas Lubitz, enfermé dans le cockpit et ne répondant pas à l’appel désespéré du pilote. Andreas Lubitz n’en veut pas aux passagers ni à son commandant de bord, mais il ne les voit pas, ne les entend pas. Il n’a que lui, et c’est pour cela qu’il est capable de commettre le mal.
On ne peut pas dire qu’il y a de nos jours plus de crimes que dans le passé. Ce qui a changé, c’est que la violence est gratuite et procède de ce vide qui fait de Lubitz notre contemporain. Il n’est pas (seulement) une exception ou un fou, mais un individu qui reflète la vulnérabilité au mal de tant d’autres individus dans une société ayant privé les êtres de tout horizon commun.
Nos grands-parents n’avaient pas que leur vie pour s’orienter : certains avaient vécu la guerre, des idéaux dictaient leur conduite et, parfois, ils croyaient en Dieu. Leurs actions se déroulaient sur deux plans. Elles avaient lieu ici-bas et les intéressaient personnellement, mais elles avaient aussi un sens collectif. Ils avaient à rendre des comptes : ils seraient jugés par le Très Haut ou par l’histoire. Dieu, le gaullisme ou le communisme. Nous ne sommes plus dans ce monde. Les hommes n’ont que l’argent, la réussite matérielle ou professionnelle, la reconnaissance, les ornements ou les haillons du moi.
Cet état de choses n’est cependant pas une fatalité. Une autre société est possible parce que l’être humain n’est pas seulement le moi qui ne mesure les choses qu’à l’aune de son être individuel. Cette crispation sur soi est même récente et reflète un cadre de pensée occidental. Dans les sociétés traditionnelles et antiques, l’être humain compte par son appartenance à une communauté plus large qui donne un sens à son existence individuelle, même si elle l’étouffe. Nous ne dirons jamais assez tout ce que nous devons aux droits de l’homme qui vont de pair avec la résolution de protéger la liberté de l’individu en le laissant vivre conformément à ses choix, pourvu qu’il ne nuise pas à autrui. Cependant, nous ne pouvons pas construire un monde durable en pensant que notre existence individuelle est le seul horizon de nos actes.
Nous vivons pour nous, mais nos actes ont aussi un sens lié au monde commun. Celui-ci nous accueille à notre naissance, et survit à notre mort individuelle. Commun aux générations passées, présentes et futures, habité par d’autres vivants et constitué des œuvres des hommes et de la nature, ce monde, comme disait Hannah Arendt, nous confère une sorte d’immortalité terrestre. Il nous permet également de mesurer la valeur de nos actes en fonction de leurs répercussions sur le monde commun. Au lieu d’être enfermé en soi, et de commettre un acte monstrueux afin que tout le monde connaisse son nom, le sujet qui vit cette double vie sait que son existence est débordée par celle des autres. Sans cet horizon du commun, le sujet est un sujet vide et total, un sujet tyran, sans limites, aussi violent qu’il est désespéré.
Nous ne sommes pas ici dans la morale, dans les conventions sociales et les «il faut». Cette analyse relève de l’anthropologie philosophique. La pacification des relations humaines, la transformation de la société en une société conviviale, dans laquelle les êtres sont plus heureux et moins enclins à basculer dans l’inhumanité, ne sont possibles que si les individus accueillent en eux-mêmes les autres hommes, passés, présents et futurs et les autres vivants. L’éthique, qui désigne le rapport à l’autre que soi et donc la transformation du moi, ne requiert pas des discours moralisateurs, mais elle exige de penser le sujet autrement qu’on ne l’a fait dans les philosophies modernes occidentales. Il s’agit d’installer l’intersubjectivité au cœur du sujet et de faire que le monde commun ouvre un horizon d’espérance aidant les individus à s’abstenir de commettre le mal et leur donnant envie de faire le bien.
Dernier ouvrage paru : «les Nourritures. Philosophie du corps politique», Le Seuil, 2015.

Par Corine Pelluchon Philosophe

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