Pour Marie-Clémence Le Pape, être parent n’est plus une question de donner naissance mais une histoire de compétences.
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Carrières parentales», «compétences», «talents» : être parent est presque devenu un métier à part entière. Dans les pays anglo-saxons, des logiciels, de vrais outils techniques, sont apparus dans les années 2000, tout comme des stages de formation parentale, raconte la sociologue Marie-Clémence Le Pape (1), qui animait la semaine dernière à Paris une conférence sur «l’art d’être un bon parent»à l’EHESS. Bombardée de normes, de méthodes, de bonnes pratiques, l’éducation doit, presque comme dans une logique d’entreprise, atteindre des objectifs. En ce moment, un «bon parent» doit (liste non exhaustive) : être disponible ; travailler car c’est mieux que l’inactivité, mais pas trop pour pouvoir passer du temps avec ses enfants ; avoir engendré après mûre réflexion et pas par hasard ; s’être lancé dans la parentalité après avoir fondé un couple stable ; assurer par son comportement le bien-être de sa descendance en la préservant des situations à risque ; veiller à ce que son environnement soit sain (sans plomb, bisphénol A, ondes, etc.) ; doser le temps passé devant des écrans ; façonner un être équilibré qui ne cherchera pas la fuite dans des consommations addictives. Et puis tout faire pour la réussite sociale de son enfant, le nourrir de façon saine et variée pour que son poids ne soit jamais un problème, etc. Mais d’où vient cette pression qui enserre de plus en plus les parents ?
Parler de «métier de parent», n’est-ce pas admettre que ce statut ne va pas de soi ?
Effectivement, on distingue de plus en plus le parent naturel et le parent capable. Comme si la parentalité était le fruit d’un long processus de maturation psychologique. Aujourd’hui, on peut être géniteur sans être parent, ces deux figures autrefois pensées comme conjointes sont désormais distinctes. Ce n’est donc plus le moment de la naissance qui fonde le fait d’être parent, mais plutôt la somme de compétences qu’on met en œuvre pour occuper cette fonction.
Cette somme semble considérable. Peut-on faire la liste des «compétences» à acquérir pour être un «bon parent» ?
C’est impossible tant elles sont nombreuses. C’est comme si tout un faisceau de normes convergeait vers les parents. Mais être un bon ou un mauvais parent n’est pas une préoccupation nouvelle : le droit romain savait déjà sanctionner, par exemple, celui qui délaissait son enfant. Mais au fil du temps, les devoirs imposés aux parents n’ont cessé de se densifier, tout comme les attentes implicites. Il y a eu un tournant au XIXe siècle, quand l’enfant est devenu un «bien précieux» à chérir et protéger, et une accélération tout au long du XXe, dont la consécration est arrivée avec la Convention des droits de l’enfant. Il faut désormais l’éveiller, le stimuler, tout en l’amusant. D’où l’expansion du marché des jouets éducatifs.
Les institutions sont-elles les seules pourvoyeuses de normes ?
Autrefois, l’Etat, l’Eglise, l’école et la médecine étaient quasiment seuls à édicter leurs normes. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus diffus. Les entrepreneurs de morale familiale sont de plus en plus nombreux, et on ne sait plus vraiment qui est compétent pour parler de quoi. Les parents peuvent faire appel à des coachs parentaux, un peu sur le modèle deSuper Nanny, ou du Grand frère, deux émissions qui ont eu beaucoup de succès. Par ailleurs, des organismes comme l’INPES (Institut national de prévention et d’éducation pour la santé), la CAF, les conseils généraux, les municipalités diffusent une profusion de messages qui prescrivent des conduites à tenir dans l’intimité des familles. La santé est ainsi devenue un champ débordant, confus. Beaucoup de choses liées à l’éducation lui sont désormais rattachées. Il suffit de regarder un carnet de santé pour que cela saute aux yeux : il est pourvoyeur de normes et d’objectifs qui rappellent l’attitude à tenir pour être un «bon parent». Cette tendance s’accompagne d’une idéalisation de l’enfance, qui doit être «chouette» à tout point de vue et donc préservée au maximum. Or plus on investit cet âge de la vie, plus la pression est forte sur les parents et plus leur culpabilité, leur peur de ne pas être à la hauteur, en est décuplée.
Peut-on échapper à toutes ces normes ?
Il existe un phénomène qu’il serait bon d’étudier de près : les forums comme Doctissimo. A longueur de conversations, des femmes, surtout, échangent entre elles en contestant les normes institutionnelles, le savoir théorique des médecins auxquels elles ont eu à faire, pour le contrebalancer par leur expérience. Mais cette déconstruction d’un savoir et des normes qu’il contient est remplacée par d’autres, non moins violentes, portées par l’expérience familiale, les pairs ou les amis. On n’échappe jamais vraiment aux normes.
(1) Chercheuse au centre Max Weber et maître de conférence à l’université Lumière Lyon-II.
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