INTERVIEW
Prolifération des régimes, allergies supposées ou réelles, les comportements alimentaires s’individualisent… Au point de ne plus manger ensemble ? Le sociologue Claude Fischler passe à table.
Si Molière moquait la gloutonnerie dans l’Avare, avec la célèbre réplique«il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger», quelques siècles plus tard, nous mangeons pour nous distinguer. Ce qu’il y a dans mon assiette m’appartient et me caractérise. En conséquence, le temps où la maîtresse de maison apportait un plat unique dont chaque convive se régalait semble désormais révolu. Des régimes amincissants à l’obsession du manger sain, de nos manières de table à la phobie de l’inconnu gustatif, une vingtaine de chercheurs se sont intéressés à nos nouvelles façons de manger. Leurs recherches, compilées dans un ouvrage collectif dirigé par le sociologue Claude Fischler, à la tête du centre Edgar-Morin de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, suggèrent une question en apparence anodine : mangerons-nous encore ensemble demain ?
La publication de cet ouvrage résulte d’un colloque sur les alimentations particulières. Comment vous est venue l’idée d’un tel thème ?
A un colloque, justement ! C’était en Australie. Le traditionnel dîner offert aux intervenants avait lieu dans un restaurant chinois de Canberra. Sur la longue carte, ma voisine de table avait choisi des gluten free springrolls, des rouleaux de printemps sans gluten. J’entamai la conversation avec cette ethnologue qui travaillait dans un groupe d’aborigènes. Souffrait-elle de la maladie cœliaque, l’intolérance au gluten ? «Probablement», me dit-elle. Mais elle n’en avait pas la preuve, n’ayant jamais reçu de diagnostic : son abstinence était le fruit d’un«choix personnel» et depuis, elle se «sentait mieux». Les rouleaux de printemps contenaient-ils généralement beaucoup de gluten ? Elle n’en était pas sûre, mais les choisir ainsi était une précaution supplémentaire.
Elle m’avoua qu’elle avait parfois du mal à se plier aux habitudes alimentaires de la population qu’elle étudiait. Heureusement, ses informateurs se mettaient en quatre pour la satisfaire. En d’autres termes, à l’opposé de Lévi-Strauss ou de Descola, cette ethnologue posait ses conditions culinaires. Ce renversement dans les termes de l’hospitalité, du don et de la commensalité me parut remarquable et me sembla soulever de nombreuses interrogations.
Qu’est-ce que la commensalité ?
C’est l’ensemble des règles qui régissent le fait de prendre un repas ensemble. Ces règles gouvernent la répartition de la nourriture et les modalités de l’alimentation en commun. Que l’on mange ensemble ou par groupes, avec ou sans les femmes, avec ou sans les enfants, selon un ordre hiérarchique ou égalitaire, en silence ou en conversant, les conduites individuelles sont encadrées de manière plus ou moins contraignante par un code implicite ou explicite d’usages. La commensalité intègre donc, mais elle exclut aussi, au sens où elle exclut qui ne participe pas.
Les travaux regroupés dans l’ouvrage montrent qu’en matière de table, les règles peuvent varier sensiblement.
A propos de la bière de manioc offerte par son hôte Achuar (Jivaro), Philippe Descola notait en 1991 qu’«il est inconcevable de refuser la coupe offerte par une femme : un tel geste serait interprété comme un signe de défiance grave envers l’amphitryon, soupçonné ainsi d’avoir empoisonné le breuvage». Dans n’importe quelle société humaine, manger ensemble crée du lien et même beaucoup plus que ça. Quelle que soit la situation, si vous refusez la nourriture qu’on vous offre et qu’on a préparée pour vous, vous opposez un refus de communiquer et de partager. Or, aujourd’hui, c’est l’inverse qui se produit.
C’est-à-dire ?
Un dessin humoristique, paru en novembre 2010 dans le New Yorkerillustre parfaitement le phénomène. Il s’intitule «Le dernier repas de Thanksgiving», une fête qui est, comme chacun sait, une véritable institution aux Etats-Unis. Le dessin représente une table entourée de dix personnes. Nulle dinde au centre de la table. Ce vide est expliqué dans les bulles qui surplombent chaque personnage : «Mange sans sel», «intolérant au lactose», «végétarien», «macrobiote», «traditionaliste fanatique», «en cure de détox», «strictement cascher», «gourmet ultradifficile», «allergique au gluten»…
Comment voulez-vous que la maîtresse de maison s’en sorte ? Récemment encore, ce qu’on mangeait ne résultait jamais d’un choix : vous vous retrouviez à table et on ne vous demandait pas votre avis. Désormais, on est entre la négociation et le bricolage. On doit prendre en compte ce que les gens mangent, aiment ou n’aiment pas. Mon diagnostic, c’est que nous sommes dans l’aboutissement du processus d’individualisation, étudié de longue date par Philippe Descola. Cela se passe en amour, dans le travail, partout, et finalement dans l’assiette. Le choix des aliments qu’on ingère devient déterminant.
En France, ne sommes-nous pas épargnés par ce phénomène ?
Nous sommes dans un pays de tradition catholique, formaté culturellement, où le repas relève de la communion. On ne fait pas le difficile, sinon c’est l’excommunion. Le collectif l’emporte sur l’individu. Je connais une journaliste végétarienne qui a été conviée à un repas de famille où la maîtresse de maison fut très fière de servir un civet de marcassin. Que croyez-vous que fit la journaliste ? Elle a mangé un peu de civet. Vaut-il mieux se forcer ou faire accepter sa différence ? En France, je crois qu’il est moins acceptable qu’ailleurs de faire bande à part : en grande majorité, nos repas sont pris à heures fixes, à table, rarement seul. On peut manger ensemble sans manger la même chose, c’est ce que nous faisons tous au restaurant. Mais dans l’univers domestique, cela pose question.
Aux Etats-Unis, dîner ensemble relève du contrat : on va supprimer tous les problèmes éventuels - le gluten pour l’intolérant, la viande pour le végétarien, etc. - et passer un bon moment. Cela dit, depuis que la cuisine se fait à l’usine, la pression est moindre…
Cette pression est-elle le signe d’une obsession du manger sain, de la poussée - réelle ou imaginaire - des allergies et autres maladies liées à la malbouffe ?
Sur les intolérances et les allergies alimentaires, un article du chercheur Mohamed Merdji et de l’ingénieure agronome Gervaise Debucquet montre bien l’écart considérable entre les taux de prévalence des allergies autodiagnostiquées, c’est-à-dire les «faux allergiques», et ceux des allergies attestées, les «vrais allergiques». Aux Etats-Unis, on estime à plus de 30% la part de la population qui pense souffrir d’allergies alimentaires, alors que le nombre de cas avérés s’établirait autour de 5% pour les adultes et 8% pour les enfants. Idem en France : un Français sur trois pense être allergique alors que le taux réel serait inférieur à 4%…
Cette phobie des intolérances est-elle une réaction de défense face à la malbouffe ?
Dans les rayons des supermarchés, nous sommes placés face à une liberté de choix vertigineuse et, dans le même temps, soumis à des injonctions catastrophistes, comme si nous creusions notre tombe avec les dents. Quand on regarde l’ensemble des documentaires et enquêtes sur les louches et les chaudrons de l’industrie, c’est insupportable, on est littéralement dégoûtés. Or, il est plus difficile d’acquérir un goût qu’un dégoût. On a perdu tout contact avec les origines de nos aliments. On ne sait plus ce qu’on mange. Or, ce que vous mangez vous change. Quand on vous dit que vous avez mangé du lion, c’est que vous vous êtes approprié les qualités, la force, la puissance du lion. Aujourd’hui, la nourriture transformée s’éloigne de nous, à tel point que même les industriels ne savent pas ce qu’ils mettent dans leurs préparations, comme le prouve l’édifiante affaire des lasagnes de cheval. Se réapproprier son alimentation ne passe pas que par la traçabilité, il existe une infinité de façons de le faire.
Ce contrôle sur nos aliments traduit-il une reprise en main de nos vies via nos tubes digestifs ?
La revendication de particularismes alimentaires ou diététiques n’est pas seulement une accumulation de questions auxquelles la médecine pourrait répondre empiriquement, c’est également la face cachée d’un phénomène civilisationnel : l’avancée de l’autonomie sur l’hétéronomie, la progression de l’individu, auteur de ses choix et décisions, voulant se soustraire au «ça-va-de-soi» culturel. L’hétéronomie, c’est le fait de manger à telle ou telle heure, en appliquant, sans y penser, un «script» culturel qui détermine l’heure de manger. Ainsi, nous mangeons dans tel ou tel ordre, selon telle ou telle syntaxe. Or, chaque individu veut se réapproprier le contenu de son assiette. C’est une réponse individualisée à la problématique de l’alimentation moderne : nos aliments, qui sont transformés hors de notre vue, nous sont devenus étrangers.
Cette individualisation n’est-elle pas aussi une libération ? Fini les interminables repas du dimanche, les commandements sur les bonnes manières…
Pas seulement. Nous semblons oublier que les manières de la table ont d’autres fonctions que la distinction, elles socialisent. Qu’il s’agisse de respect hiérarchique, de solidarité, de civilité, certaines règles et valeurs sociales sont inculquées et transmises autour de la table. Dans la logique individualiste, plutôt que ces règles socialisantes, ce sont la bonne nutrition, le bon choix, le plus sain, qui sont au centre de l’attention. Manger reste avant tout une façon d’être ensemble.
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