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Le mot "familicide" n'existe pas dans la langue française, mais la réalité, régulièrement, impose l'usage de ce néologisme. Samedi 29 juin, en Guadeloupe, six corps étaient retrouvés dans quatre lieux d'un domaine familial près de Pointe-à-Pitre. Ceux de deux enfants, un garçon de 10 ans et une fille de 12 ans, leur mère, deux de leurs oncles et un cousin, tués par arme à feu. Le père, David Ramassamy, auteur présumé de cette tuerie, a été retrouvé mort, dimanche, vraisemblablement après s'être suicidé.
Les 24 et 25 juin, une femme de 29 ans, en instance de séparation, puis ses trois enfants de 8, 7 et 2 ans, étaient retrouvés morts, assassinés, à Saint-Paul-Trois-Châteaux (Drôme). Le père de famille est toujours recherché.
En janvier, un couple et ses trois enfants étaient découverts morts dans l'incendie de leur maison, dans le Gard. Quatre des victimes portaient des coups de couteau. A la fin de l'année 2012, deux autres familles étaient décimées, avec, à chaque fois, le père suicidé pour meurtrier présumé. En novembre 2011, un homme était retrouvé pendu dans un gîte rural des Ardennes, aux côtés de sa femme et de ses deux enfants, tous asphyxiés. Six mois plus tôt, le meurtre d'Agnès Dupont de Ligonnès et de ses quatre enfants enclenchait la longue traque policière, vaine jusqu'ici, du père de famille. Et les affaires Godard ou Romand restent ancrées dans la mémoire collective.
Ces homicides familiaux – l'un des membres du couple tuant l'autre ainsi que les enfants – deviennent-ils plus fréquents ? "Il y en a toujours eu, mais ils marquent particulièrement l'opinion parce qu'ils heurtent nos représentations. Un parent tuant ses propres enfants, cela a quelque chose d'inacceptable", rappelle Michel Debout, professeur de médecine légale, expert judiciaire et spécialiste de la question du suicide. Si elle ne se produit pas plus souvent, l'irruption de la violence la plus extrême dans l'intimité "fait davantage réagir parce que l'on investit aujourd'hui la sphère de l'intime comme étant celle de l'amour, de l'affectivité", poursuit Roland Coutanceau, psychiatre et criminologue.
STABILITÉ DES HOMICIDES INTRAFAMILIAUX
L'étude sur les morts violentes au sein du couple que publie depuis quelques années le ministère de l'intérieur confirme la grande stabilité dans le temps de ces homicides intrafamiliaux. En 2012, 148 femmes et 26 hommes sont décédés victimes de leur compagnon (ou compagne). Statistique certes plus élevée qu'en 2011 (146 décès) mais similaire, ou quasi-similaire, à 2010 (174 décès), 2009 (165 décès) et 2008 (183 décès).
Le nombre d'enfants victimes en même temps que leur mère (dans plus de 80 % des cas), ou leur père, de la violence de l'autre membre du couple, s'avère malheureusement tout aussi immuable. Neuf enfants ont ainsi perdu la vie en 2012, dans cinq affaires distinctes. Ils étaient onze l'année précédente, six en 2010, dix en 2009, neuf en 2008, onze en 2006...
Et l'étude de relever d'autres constantes : un contexte de séparation (dans 53 % des cas), de dispute ou de "folie-dépression". De très fréquents précédents de violences conjugales, et de tout aussi fréquentes addictions de l'auteur des faits à l'alcool, aux stupéfiants, aux médicaments psychotropes. Un passage à l'acte qui s'accompagne bien souvent d'un suicide (31 % des cas) ou d'une tentative de suicide (15 %).
Profil type du meurtrier familial, selon l'étude : un homme "le plus souvent, marié, de nationalité française". "Il a entre 41 et 60 ans, et n'exerce pas ou plus d'activité professionnelle. Il commet son acte à son domicile, sans préméditation, avec une arme à feu. Sa principale motivation demeure la non-acceptation de la séparation." Séparation réelle, menaçante ou fantasmée, précise Roland Coutanceau, pour qui l'enchaînement habituel menant à ces homicides-suicides est le suivant : dépression, pensées suicidaires, "puis, chez certains sujets immatures, égocentrés, présentant des troubles de la personnalité, "suicide" à plusieurs". "Ils sont dans un imaginaire fusionnel du couple et de la famille, qui est un prolongement d'eux-mêmes. Elle ne peut pas être heureuse ni même survivre sans eux. La seule solution est de l'emporter dans la mort."
Des hommes narcissiques qui étaient en "possession" de leur famille et réaffirme leur pouvoir sur elle par le meurtre. Qui vont jusqu'à la destruction et l'autodestruction, ce "passage à l'acte qui matérialise la souffrance, la douleur insupportable de la séparation, impossible à exprimer autrement", selon la psychologue expert près la Cour de cassation, Katy Lorenzo-Regreny. Son confrère criminologue Loïc Villerbu, professeur émérite à l'université Rennes-II, évoque une"psychopathologie de l'envie". "Ce que je n'ai plus ne peut plus exister, donc je le fais disparaître."
ENGRENAGE DE DOMINATION
Il est question de perte fondamentale. D'une incapacité à voir se dégrader une représentation de soi familiale ou sociale. "Dans un contexte de chômage ou de surendettement, l'individu peut vouloir, à tout prix, demeurer dans la préservation narcissique de son image", complète le professeur Debout. Lui qui étudie le suicide depuis longtemps considère les familicides comme relevant d'une autre catégorie. "Ils sont une mise en cause de la vie elle-même dans une réaction paranoïaque. Un effacement total de toute trace de soi, notamment de toute trace d'amour, comme si l'on avait été indigne d'aimer."
Ces "exterminateurs familiaux", comme les nomment les Américains, ont souvent exercé sur leur compagne des violences précédemment. C'était le cas dans près de la moitié des couples concernés par un meurtre en leur sein. La Fédération nationale solidarité femmes, réseau d'associations féministes, relève de son côté que ces violences conjugales, dans 40 % des cas, occasionnent aussi des actes de maltraitance envers les enfants. Autant de signes d'un engrenage de domination et de violence dont le familicide peut constituer "l'apothéose triste ou vengeresse", selon Loïc Villerbu. "Les violences conjugales, prévient-il, devraient dorénavant être saisies dans toute leur dynamique destructrice."
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