ENQUÊTE Depuis le milieu du XIXe siècle, chaque « vague » de féminisme affiche un visage singulier. La première, sous la IIIe République, se battait pour le droit de vote, et la deuxième, dans les années 1970, pour l’avortement. Née dans les années 1990, la troisième a trouvé son combat avec #metoo : la lutte contre les violences faites aux femmes. Retour sur cent cinquante ans d’histoire.
C’est une jolie métaphore qui accompagne depuis de longues décennies les mouvements féministes : pour raconter les mobilisations en faveur de l’égalité, l’historiographie parle volontiers d’une première, d’une deuxième et d’une troisième « vague ». La première, sous la IIIe République, s’est lancée à la conquête des droits civils et politiques ; la deuxième, pendant les années rebelles de la décennie 1970, a œuvré en faveur de la libération du corps féminin ; la troisième, depuis la fin des années 1990, dénonce, du harcèlement sexuel au féminicide, le long continuum des violences faites aux femmes.
Pour Christine Bard, professeure d’histoire contemporaine à l’université d’Angers, cette métaphore marine est une « précieuse marque identitaire de l’historiographie du féminisme ». « On pourrait bien sûr parler d’un “cycle de mobilisation collective” mais ce serait dommage de bannir un terme aussi poétique que la vague. Il évoque l’eau, un élément féminin qui peut renvoyer à un imaginaire essentialisant, mais aussi la sculpture de Camille Claudel qui met en scène trois baigneuses face à une immense vague, ou le “poème-jeu” de Virginia Woolf publié en 1931. C’est un terme propre à l’histoire du féminisme – et ils ne sont pas si nombreux ! »
Cette image avait d’ailleurs séduit, dès le début du XXe siècle, l’écrivaine et syndicaliste Marcelle Capy. Dans le premier numéro d’un périodique publié en 1918, elle évoquait déjà une « vague féminine » venant « des chantiers, des ateliers, des écoles, des campagnes ». « Elle monte de partout où les corps des femmes sont accablés, où les cœurs des femmes sont brisés. Elle monte du peuple féminin qui halète sur les machines, pâlit sur les registres ; du peuple féminin qui a faim, qui a froid, qui pleure, qui pense. (…) Elle monte à l’assaut de l’injustice sociale, des préjugés, des erreurs, de la violence érigée en dogme. »
Il faut cependant attendre la fin du XXe siècle pour que le mot « vague » désigne, dans le débat public et académique, un moment d’apogée du combat en faveur de l’égalité. En 1968, un siècle après la génération pionnière militant pour le droit de vote, une journaliste du New York Times Magazine qualifie en effet les mouvements féministes nés dans les années 1960 de « deuxième vague ». Une vingtaine d’années plus tard, l’écrivaine américaine Rebecca Walker acte dans le magazine Ms la naissance de la « troisième vague ». La trilogie qui fait aujourd’hui consensus dans l’historiographie du féminisme est née.