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Laura Mulvey: «L’image de la femme ne changera pas, tant que les femmes ne contrôleront pas la machine» Illustration Fanny Michaëlis
Inventeure du concept de «male gaze», qui théorise le fait que le cinéma est conçu quasi exclusivement selon une perspective d’homme hétérosexuel, imposant aux spectateurs une vision du monde purement masculine, la cinéaste et féministe britannique, qui prône l’avènement d’un «regard féminin», poursuit sa déconstruction de l’industrie du film et décrypte, dans un ouvrage de 1996 enfin traduit en français, les liens entre marchandise et image du corps.
Pour faire vaciller le cinéma français, rien de plus simple qu’une paire de mots. Il y a #MeToo, qu’on ne présente plus. Et il y a «male gaze», ou regard masculin, concept devenu un classique de la déconstruction genrée des films, qui a resurgi au moment où le milieu s’interroge sur sa violence structurelle. Forgée en 1975 par la Britannique Laura Mulvey (photo DR) dans un essai retentissant, Au-delà du plaisir visuel, mêlant théorie du cinéma, féminisme et psychanalyse, l’expression révélait une évidence devenue invisible à force de crever les yeux : le cinéma impose à ses spectateurs d’adopter une perspective d’homme hétérosexuel. L’idée a mis du temps à traverser la Manche - la version intégrale du texte n’a été traduite qu’en 2018 - et ces jours-ci paraît la traduction d’un autre ouvrage passionnant de Laura Mulvey, Fétichisme et curiosité (éd. Brook), datant de 1996, où elle pointe notamment les liens entre fétichisme des corps et de la marchandise. La cinéaste (1) et universitaire y revient plus longuement sur le regard de la spectatrice, dont la curiosité est «mise en éveil par la vision spectaculaire de la femme», et rappelle que le cinéma, industrie de l’illusion, a toujours attisé «le désir de mettre au jour».
L’expression «male gaze» fait désormais partie du discours cinéphile contemporain. Quel regard portez-vous, quarante ans plus tard, sur la longévité du concept ?
Je crois qu’il est utile de revenir sur le contexte dans lequel je l’ai élaboré. L’idée d’un regard masculin est évidente, quand on y pense, il suffit simplement de changer de perspective politique et idéologique. Cela a été possible pour moi, dans les années soixante-dix, car j’avais auparavant passé énormément de temps au cinéma. Avec un groupe d’amis, nous suivions religieusement les préceptes des Cahiers du cinéma, qui avaient redécouvert le vieil Hollywood des années cinquante. Lorsque je me suis intéressée au féminisme, cela m’a conduit à opérer un changement radical dans la manière dont je regardais les films. Je suis passée d’un état totalement absorbé à un état plus détaché et critique, où soudain les films que j’avais adorés me semblaient irritants et misogynes. Ce fut un changement assez abrupt, mais qu’il faut remettre en contexte. Le vieux cinéma se mourait, un nouveau cinéma, expérimental, était en train de naître, et l’on commençait à voir des films passionnants signés par des femmes : Chantal Akerman, Yvonne Rainer…