C’est parce que les détails de nos souvenirs s’effacent que nous pouvons agir, nous adapter au quotidien, acquérir de nouvelles connaissances.
LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | | Par Florence Rosier
« Dans sa chute, il avait perdu connaissance ; quand il était revenu à lui, le présent ainsi que les souvenirs les plus anciens et les plus banaux étaient devenus intolérables à force de richesse et de netteté. Il s’aperçut peu après qu’il était infirme. (…) Sa perception et sa mémoire étaient maintenant infaillibles. »
Cette fiction de Jorge Luis Borges (1899-1986), Funes ou la mémoire (1942), est inspirée d’une histoire vraie : celle d’un patient, « S. », suivi par le psychologue russe Alexandre Luria (1902-1977). Funes ou l’impossible oubli. Peut-être enviez-vous ce jeune homme pour sa capacité quasi illimitée de stockage et de rappel de ses souvenirs ? Eh bien, vous avez tort. Le cadeau était empoisonné.
Nous devrions bénir nos facultés d’oubli. Car une « bonne mémoire » doit certes nous permettre de retenir durablement l’essentiel de nos savoirs et de nos expériences. Mais elle doit aussi, et c’est primordial, parvenir à effacer l’accessoire, le superflu. Les Grecs anciens, déjà, l’avaient pressenti. Mnémosyne, déesse de la mémoire, n’a-t-elle pas enfanté les Muses, « qui procurent l’oubli des maux et la fin des douleurs », selon Hésiode dans La Théogonie ?
« En dehors du contexte très particulier des maladies de la mémoire, les deux termes “mémoire”et “oubli” sont loin de représenter deux fonctions antagonistes. Ils répondent aux mêmes objectifs, car l’oubli est indispensable au bon fonctionnement de la mémoire », résume Francis Eustache, neuropsychologue, directeur d’une unité Inserm (université de Caen-Normandie) et directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE), dans Mémoire et oubli (Le Pommier, 2014).