La pièce est petite, à peine la taille d’une cellule. Une lumière crue d’après-midi entre par la fenêtre, qui filtre à peine les bruits de la ville. Une table en bois, deux chaises. Claire, l’intervenante, prend des notes et relève parfois la tête pour relancer Kamel (1), lui demander une précision, l’encourager à poursuivre. Le garçon, 30 ans, est en train de lui raconter en détail sa vie de trafiquant de drogue, dans l’import-export de haschich. Le récit passionnerait n’importe quel magistrat, policier ou journaliste. Mais ce n’est pas une enquête, ni une interview. Kamel raconte sa vie à Claire pour qu’elle en tire un livre, qu’il sera à peu près le seul à lire.
La démarche permet de dégager des compétences de son parcours pour l’aider à trouver sa voie, dans une branche légale cette fois. L’expérience existe depuis douze ans à Marseille, au sein de l’association Lire la ville. Une sorte d’atelier littéraire d’insertion professionnelle pour personnes très éloignées de l’emploi : malades de longue durée, mères au foyer, sortants de prison, etc. «Nous essayons de découvrir, même dans ce que l’on considère d’ordinaire comme des accidents de vie, ce qui crée de la valeur, du savoir-faire, résume Chantal Deckmyn, architecte et sociologue qui a monté et dirige l’association, en difficulté financière ces temps-ci.L’idée est de construire à partir de ce qui existe plutôt que d’essayer de corriger ce qui manque. Les personnes que l’on dit non qualifiées sont souvent des personnes que l’on ne sait pas qualifier. Tout le monde a quelque chose qu’il ne peut s’empêcher de bien faire !»
Au premier entretien, Claire, l’une des dix intervenants de l’association, a expliqué à Kamel les règles du jeu. Il avait entendu parler de Lire la Ville en prison par une éducatrice, était un peu méfiant. Ici, lui a-t-elle dit, il pouvait mentir, garder ce qu’il ne voulait pas confier. La vérité n’a pas grand intérêt. Seule compte la mise à plat d’un parcours et des représentations qu’on s’en fait, pour dénicher des compétences qu’on ignore souvent.
Pas de morale
Les intervenants (rarement des travailleurs sociaux, plutôt des philosophes, des auteurs) suivent un protocole précis pour sortir le récit de sa gangue d’affects, de dévalorisation. Ils suivent la chronologie, comme un fil, et ramènent constamment le sujet à lui-même. Le récit fait office de tierce personne. Il permet à l’intervenant de rester en recul, de lutter contre l’habitude qui endort l’œil, empêche de dénicher des qualités là où l’on ne voit souvent que des sorties de route.
La première fois, Kamel a raconté son enfance dans le nord de la France. Sa famille, leur appartement, l’école, un drame familial, le premier boulot, commerçant sur le marché. Il n’était pas assez sérieux, c’était peu rémunérateur. Ensuite les premiers trafics dans sa ville, puis sa région, comment il est vite monté dans la hiérarchie, jusqu’à sa première incarcération, à 22 ans. Il s’était fait tirer dessus avec l’un de ses frères. Les risques du métier. S’est vengé en séquestrant l’agresseur.
Claire lui demande de préciser l’arrivée en prison, les lieux.«L’incarcération, ça reste un choc, même si j’étais conditionné, dit-il. Je connaissais, j’allais y voir mes frères. Mais être enfermé à l’intérieur, c’est autre chose. L’exutoire, ç’a été le sport, les footings, les pompes, les barres.» Claire insiste : «Quelle a été votre appréhension de l’espace ?» Il hoche la tête, réfléchit : «C’était petit, austère, avec des cris partout.» Il y est resté un mois et demi puis, en ressortant, des vacances sur la Costa Brava lui ont fait découvrir l’Espagne. Il s’est installé là-bas. Claire, encore une fois, le ramène aux lieux, aux appartements qu’il a habités.«Les faits s’accrochent au temps et à l’espace, décrypte Chantal Deckmyn. Cela permet de soutenir le retour imaginaire dans le passé, d’aider la remémoration.»
Kamel a commencé à importer du cannabis du Maroc vers la France, via l’Espagne. «Je travaillais avec des Espagnols, des Marocains, des Italiens. J’étais jeune mais ils ont vu que je tenais la route, que j’avais les couilles bien vissées.» Claire prend en note, ne réagit pas à l’expression. Pas plus quand il dit qu’on ne peut pas avoir «le beurre, l’argent du beurre et le cul de la crémière». Ou lorsqu’il détaille ses trafics. L’approche n’est ni morale, ni pénale. Il ne s’agit pas de redresser, de changer les gens, mais d’adapter leur parcours à ce qu’ils savent faire. En écoutant Kamel, cela devient bientôt lumineux. Il explique techniquement chaque étape de son métier d’importateur et l’on pourrait entendre un négociant international en n’importe quoi de légal, ou un transitaire en douane.
Presque tout le haschich venait du Maroc ( «Pour eux, c’est un commerce comme les autres») puis transitait par la région parisienne avant de repartir vers les grandes villes françaises. Kamel gérait la logistique, investissait. Sur les gros coups, il allait vérifier lui-même la production avant d’acheter. «J’étais exigeant dans le travail, dit-il. Je savais que la qualité fait le marché.» Une fois le prix négocié, le haschich était pressé, à froid ou à chaud, puis conditionné selon la forme qu’il voulait, en fonction du mode de transport retenu. Là, il fallait «inventer, être imaginatif pour sortir le produit».
Ecrit à la première personne
Lui travaillait plutôt à l’ancienne, avec des convois légers, des petits camions, des camping-cars. Il soudoyait au Maroc, en Espagne : «Dans ces pays, avec du fric, on fait des miracles.» En France, c’est plus compliqué. «Mais en même temps, la valeur de ta marchandise dépend du risque que tu prends, rappelle-t-il. Au Maroc, le chichon ne vaut rien. C’est en passant les frontières qu’il devient intéressant. Quand il arrive en France, il a déjà triplé de prix.»
Les enjeux financiers rendaient le métier dangereux, la concurrence féroce. «C’est un monde à part, il y a des codes, il faut être costaud, dit-il. J’étais en affaire avec des gens plus âgés, de l’âge de mon père. Ils me transmettaient le savoir, l’expérience. C’est comme dans tout, il faut du relationnel, savoir sentir les gens, marcher droit sinon vous ne faites pas long feu. C’est un milieu où ça va vite, les gens sont pressés. Si vous avez rendez-vous à une heure, il ne faut pas venir cinq minutes en avance ou en retard.»
Après chaque séance, Claire tape le texte. «J’essaie d’être au plus près de la parole, explique-t-elle. J’ajoute seulement de la syntaxe, je remets de la chronologie si on a fait des digressions, j’enlève les répétitions.» Puis elle imprime et il lit cela au rendez-vous suivant. Et progressivement, les compétences émergent. «Avec Kamel, c’est assez facile, remarque Claire.Il a une capacité à dire les choses avec distance, avec beaucoup de simplicité. Cela rend son parcours facile à lire et les compétences évidentes : dans la gestion commerciale, le relationnel, la capacité à diriger, à animer une équipe. Surtout, il a beaucoup de force mentale, une vraie capacité à encaisser, à se relever et renaître. C’est précieux professionnellement.»
Le livre fera une centaine de pages, écrites à la première personne. Un exemplaire restera à l’association, soigneusement enfermé dans une armoire qui contient déjà des centaines de récits de vie, objets littéraires précieux et secrets. Les personnes concernées en reçoivent quelques exemplaires et, si elles le souhaitent, une version expurgée, pour leur famille ou un travailleur social, un médecin. Les autres intervenants de l’association lisent également le livre complet, avant une séance de brainstorming au cours de laquelle ils «écartent le texte» pour «déplier les compétences» cachées dans les plis, les accidents de vie. Chacun avance des pistes d’emploi ou de formation, que l’intervenant propose ensuite à la personne concernée. Ils en tirent un curriculum vitae qui ne ment pas, occulte peu, mais valorise des épisodes d’ordinaire refoulés. Un long séjour en prison peut ainsi devenir une «solide expérience de la vie en communauté». Sur son CV, Kamel précise notamment : « En matière de logistique, je recherche l’innovation. Je ne laisse rien au hasard. Je suis extrêmement calculateur. J’ai appris les lois de transits régissant le transport de marchandise entre les territoires marocain, espagnol, français, belge et hollandais.»
«J’estime avoir payé ma dette»
Lire la Ville affiche un taux «de retour vers l’emploi ou une formation adaptée» de 80 %. Mais les temps sont difficiles. Des financements en retard ont mis les comptes dans le rouge vif. L’association passe cette semaine devant le tribunal, et risque le dépôt de bilan. Des collectivités locales s’emploient à l’aider mais il est compliqué de financer une structure très hybride (2), au fonctionnement atypique. L’expérience peut-elle cependant être reprise, développée ? Son coût n’est-il pas un obstacle dans cette époque de vaches maigres. «Bien sûr, faire entrer de force les demandeurs d’emploi dans des cases coûte moins cher à court terme, répond Chantal Deckmyn. Mais sur le long terme, je suis persuadée qu’il est plus durable, moins coûteux, de comprendre ce que les gens possèdent, de partir de ce qu’ils sont, pour adapter leurs recherches à leurs compétences.»
Il arrive que la démarche conserve la trajectoire professionnelle initiale. Michel par exemple était cameraman, et sortait d’une longue maladie. Le livre lui a permis de comprendre qu’il était fait pour ce métier, mais devait l’exercer autrement. «J’ai réalisé, explique-t-il, que j’avais une faculté à bricoler avec des bouts de ficelle, peu de moyens. Il fallait que je développe cela. Souvent, on pense que nos différences professionnelles sont des handicaps. J’ai apprivoisé ces particularités au lieu de les cacher.»
Kamel confie de son côté que la démarche lui a déjà permis de «poser[son] sac». Lors d’une séance, il a confié à Claire : «Je vous parle parce que j’estime avoir payé ma dette. Je n’avais jamais parlé de tout ça aux gens. C’est un poids que j’enlève. Après, on verra bien les compétences qui ressortent.» Il a marqué un silence, jeté un regard vers la rue puis ajouté : «Je veux essayer de mettre toute ma détermination dans le légal.»
(1) Le prénom a été changé.
(2) L’association s’occupe aussi d’urbanisme, avec la même approche, en partant de l’existant pour conseiller des collectivités sur leurs aménagements.
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